Toute personne ayant grandi dans un foyer musulman connait très certainement les histoires de Djoha. Au-delà de leur aspect humoristique, les célèbres anecdotes contiennent une morale et peuvent souvent être comprises de manières différentes.
Les contes de Djoha ont fait rire de nombreuses générations et ont pénétré différentes cultures à travers les continents. Dans le monde arabe et des Balkans à la Chine, une riche tradition s’est perpétuée, reprenant plusieurs milliers de récits satiriques dans lesquels Djoha est dépeint comme drôle, sage ou encore comme l’idiot du village qui devient l’objet d’une risée générale.
Cette grande notoriété a donné lieu à maintes spéculations quant à l’origine du caractère. De nombreux pays se sont approprié le personnage et ont conçu leur propre « Djoha » en l’adaptant à leurs conditions de vie sociale et culturelle. Djoha est ainsi devenu une figure folklorique qui, en fonction du lieu, serait originaire du Moyen-Orient, de Turquie, d’Iran, d’Ouzbékistan ou encore du Xinjiang.
Or, pour retracer l’origine réelle de Djoha, il nous faut scruter les recueils biographiques et les ouvrages des sciences islamiques des treize derniers siècles.
DJOHA ET LA SCIENCE DU HADITH
La science du Hadith (‘Ilm al-Hadith) est une science qui est unique et propre à la civilisation musulmane. Elle contient plusieurs branches qui permettent d’évaluer et de catégoriser les Hadiths prothétiques. La plus connue est celle du Moustalah al-Hadith par laquelle les érudits déterminent l’authenticité de la chaine de transmission (al-Sanad) et le texte (al-Matan) du Hadith. Une autre branche, ‘Ilm al-Rijâl, comporte l’étude des narrateurs de Hadith et présente une évaluation et une biographie de chaque narrateur. Il s’agit ici de sciences extrêmement pointilleuses qui ont permis de distinguer les Hadiths authentiques de ceux qui sont faibles ou inventés.

Pour qu’une chaine de transmission soit acceptée, tous les narrateurs dans le « Sanad » doivent répondre à des critères stricts. Si un narrateur est connu pour mentir, pour faire des erreurs lors de sa narration, pour un manque d’exactitude, pour une mauvaise mémoire, etc., alors sa narration sera rejetée. Les gens de sciences sont unanimes quant au fait qu’un Hadith ne peut être accepté que par un narrateur qui est jugé juste et équitable (’Adl).
L’ensemble des narrateurs de Hadiths étaient donc étudiés et évalués de manière détaillée afin de garantir l’authenticité des Hadiths rapportés du Prophète ﷺ en ainsi préserver sa Sounnah. Leurs biographies ont été rédigées par de grands érudits et précieusement préservées à travers les siècles.
C’est dans ces livres de biographies des Muhaddithin que nous trouvons les premières traces de Djoha qui n’était pas un personnage mythique, mais un narrateur de Hadith du XIIe.
LE VRAI DJOHA
De son vrai nom Abou al-Ghousn Doujayn Ibn Thâbit al-Fizari, Djoha né durant le Califat omeyyade en l’an 60 de l’hégire (correspondant à l’an 679) en Iraq [1]‘Abd al-Sittîr Ahmed Farâj, « Kitâb Aghbâr Djoha, Dirâsa wa Tahqîq ». Il passera la plus grande partie de sa vie à Koufa où il décide en l’an 160 de l’hégire (correspondant à l’an 777)[2] Le Mouhaddith ‘Ali Ibn al-Asâkir (1105-1176) rapporte que Djoha a vécu plus de cent ans (hégiriennes)..
L’érudit Châfi’ite Abou Ishâq al-Chayrâzi (1003-1083) rapporte que Djoha était le surnom de Doujayn al-Fizari qu’il décrit comme un homme avenant et intelligent tout en rajoutant que « ce qui a été propagé sur lui relève de la calomnie »[3]Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh »..

Djoha faisait partie des Tâbi’în qui est la génération de musulmans qui ont succédé et rencontré les Compagnons du Prophète ﷺ. L’imam al-Boukhari (810 – 870) rapporte que Djoha a rencontré le célèbre compagnon Anas Ibn Malik et qu’il a rapporté des Hadiths de Aslam (le mawla d’Omar ibn al -Khattâb), Hichâm Ibn ‘Urwa, Abdullah Bin Moubârak et d’autres savants du Hadith[4]Al-Boukhari, « Târigh al-Kabîr »..
Ce n’est qu’au IXe que Djoha apparait en tant que figure folklorique dans la littérature arabe. Il devient largement populaire au XIe. Plusieurs érudits vont alors prendre sa défense comme Ibn al-Jawzi (1116 – 1201) qui décrit Doujayn al-Fizari de la manière suivante :
« Et parmi eux il y a Djoha qui portait le surnom d’Abu al-Ghousn. Ce qui a été rapporté de lui démontre sa perspicacité et son intelligence, bien qu’il ait largement été qualifié de “distrait”[5]Le terme de « distraction » (al-Ghafla) est utilisé chez les érudits du Hadith pour désigner des narrateurs qui sont devenus distraits par leurs adorations et ont ainsi été détournés par … Continue reading. Il est aussi dit que certaines personnes portant une hostilité à son égard ont inventé des contes autour de sa personne. »[6]Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh ».
LES PLAISANTERIES DE DJOHA
Dans son fameux Mîzân al-‘Itidâl, l’Imam al-Dhahabi (1274-1348) revient sur le caractère de Doujayn al-Fizari : « Djoha faisait partie des Tabi’în et sa mère était une servante d’Anas bin Malik. Il était connu pour sa tolérance et pour être facile à vivre. Il ne convient donc pas à quiconque de se moquer de lui lorsqu’on entend les histoires drôles à son sujet. »[7]Imam al-Dhahabi, « Mîzân al-‘Itidâl fi Naqd al-Ridjâl ».

Al-Dhahabi rapporte également que Djoha aimait les plaisanteries durant sa jeunesse, mais « une fois qu’il prit de l’âge, il devint plus sérieux » et « les érudits acceptaient les Hadiths qu’il transmettait »[8]Certains Muhaddithin (comme Ibn Ma’în, Abu Hâtim, Abu Zour’a, al-Nasâ’i) considéraient Doujayn al-Fizari comme un rapporteur faible et rejetaient ses Hadiths. D’autres comme Ibn … Continue reading. Certains de ses rapporteurs l’ont décrit comme étant très sage.
Il est donc probable que durant sa jeunesse, Djoha acquit une réputation à cause de ses plaisanteries qui ont ensuite été relayées et transformées en anecdotes.
De nombreux savants dont l’érudit égyptien ‘Abd al-Rahmân Jalâl al-Dîn al-Suyûti (1445 – 1505) affirme que la grande majorité des anecdotes de la vie de Djoha n’ont aucune base de vérité[9]Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh ».. Selon l’historien et Muhaddith égyptien ‘Abdal-Wahhâb al-Cha’râni (1492-1565), l’Imâm al-Suyûti aurait même écrit un ouvrage sur Djoha[10]Nommé « Irchâd Man Nahâ Ila Nawâdir Djoha ». en réponse à une question sur sa personne[11]« Al-Manhaj al-Moutahhar Lil Qalb wa al-Fawâ’id »..
LA RÉCUPÉRATION DES ANECDOTES DE DJOHA
En 987, le biographe musulman Ibn al-Nadim publie Kitâb al-Fihrist, un ouvrage qui fait référence à plus de 9 000 livres et 2 000 auteurs. C’est aussi le premier ouvrage à rassembler les anecdotes de Djoha dans un seul chapitre (nommé Nawâdir Djoha). Il s’agit d’anecdotes qui seront ultérieurement reprises par d’autres nations qui maintiennent le contenu des histoires, mais changent les noms des villes, des rois ainsi que le contexte historique.

En Turquie, Djoha deviendra ainsi connu sous le nom de Nasr Eddin Hodja (ou Nasrettin Hoca), un personnage mythique originaire de l’Anatolie du 13e siècle dont l’existence historique est incertaine. Le Djoha turc est aussi dépeint comme un juge hanafite qui aurait fait face au conquérant turco-mongol Tamerlan. Le plus ancien manuscrit de Nasr Eddin date de 1571.
Le nom de Djoha sera aussi légèrement adapté en fonction de la langue ou du dialecte de la région qui reprend ses anecdotes. Au Maroc et en Algérie, il sera nommé Jha ou Djeha. En Égypte, il prend le nom de Goha. En Afghanistan, en Iran et en Azerbaïdjan, on l’appelle Mollah Nasreddin alors qu’au Xinjiang, il porte le nom ouïgour d’Afanti. Or, tous remontent à une seule personne : le narrateur de Hadith Doujayn Ibn Thâbit al-Fizari.
Références
↑1 | ‘Abd al-Sittîr Ahmed Farâj, « Kitâb Aghbâr Djoha, Dirâsa wa Tahqîq » |
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↑2 | Le Mouhaddith ‘Ali Ibn al-Asâkir (1105-1176) rapporte que Djoha a vécu plus de cent ans (hégiriennes). |
↑3 | Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh ». |
↑4 | Al-Boukhari, « Târigh al-Kabîr ». |
↑5 | Le terme de « distraction » (al-Ghafla) est utilisé chez les érudits du Hadith pour désigner des narrateurs qui sont devenus distraits par leurs adorations et ont ainsi été détournés par la mémorisation (très précise) du Hadith. Il ont ainsi commis des erreurs. |
↑6 | Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh ». |
↑7 | Imam al-Dhahabi, « Mîzân al-‘Itidâl fi Naqd al-Ridjâl ». |
↑8 | Certains Muhaddithin (comme Ibn Ma’în, Abu Hâtim, Abu Zour’a, al-Nasâ’i) considéraient Doujayn al-Fizari comme un rapporteur faible et rejetaient ses Hadiths. D’autres comme Ibn al-Moubârak et Wakee’i acceptaient ses Hadiths (voir ‘Abd al-Sittîr Ahmed Farâj, « Kitâb Aghbâr Djoha, Dirâsa wa Tahqîq »). |
↑9 | Ibn Châkir al-Kutubi, « ‘Uyûn al-Tawârîgh ». |
↑10 | Nommé « Irchâd Man Nahâ Ila Nawâdir Djoha ». |
↑11 | « Al-Manhaj al-Moutahhar Lil Qalb wa al-Fawâ’id ». |