La répression négrophobe du gouvernement américain durant la période de ségrégation était d’une violence inouïe. Avec COINTELPRO, le FBI avait conçu un programme de contre-espionnage pour surveiller, infiltrer et assassiner les activistes antiracistes. Or, malgré cette répression physique extrêmement brutale, les leaders des groupes de libération noirs et des mouvements civiques ont toujours été invités à s’exprimer dans les médias de masse blancs.
Les militants noirs, qui traitaient souvent l’homme blanc de diable ou appelaient à créer un état indépendant, étaient régulièrement invités sur les plateaux télévisés pour dénoncer le racisme et la ségrégation d’État. Lors de longues interviews à la télévision publique, les journalistes écoutaient attentivement les revendications froissantes des Black Panthers ou encore Malcolm X qui, après son retour du Hajj, pouvait tranquillement expliquer que l’islam était probablement le seul remède pour mettre fin au racisme de l’Amérique.
Très vite, cette visibilité médiatique permet aux masses américaines de connaître les Noirs et, de plus en plus, de les accepter en tant qu’êtres humains, voire même de les considérer en tant qu’égaux. En prenant la parole devant les caméras de la presse nationale, les Afro-Américains avaient réussi à briser les représentations stéréotypées du « Nègre » tout en confrontant le raciste blanc aux ténèbres de son âme.
En France, la situation est aujourd’hui à l’inverse de celle de l’Amérique des années 1960. Jusqu’à présent, l’État français préfère infliger aux icônes de la communauté musulmane une mort sociale plutôt qu’une mort physique. Il choisit ainsi d’expulser, calomnier, museler, poursuivre et menacer les imams et porte-parole musulmans plutôt que de les assassiner. A contrario, les musulmans français ont aujourd’hui moins de liberté d’expression dans les médias que n’en avaient les Afro-Américains à l’époque de Malcolm X et MLK. C’est d’autant plus vrai lorsque nous retenons la conception de la liberté d’expression élaborée par Talal Asad, fils du diplomate et linguiste Mohamed Leopold Asad.
UNE LIBERTÉ D’EXPRESSION SANS POUVOIR ÊTRE ENTENDU
Dans le monde libéral, chacun s’accorde pour dire que le droit à la parole est un fondement de la démocratie. Or, que vaut réellement une liberté d’expression dans une société qui fait tout pour que vous ne soyez pas entendu ? Selon Talal Asad, la liberté d’expression nécessite aussi que vos propos puissent être entendus pour avoir un effet :
La jouissance de la liberté d’expression présuppose non seulement la capacité physique de s’exprimer, mais aussi celle d’être entendu, une condition sans laquelle s’exprimer avec un certain effet serait impossible. Si le discours d’une personne n’a aucun effet, on peut difficilement dire qu’elle se trouve dans la sphère publique, peu importe la force avec laquelle elle crie. Faire écouter les autres même s’ils préféraient ne pas entendre, parler avec une certaine importance afin qu’une chose dans le monde politique soit affectée, arriver à une conclusion et posséder l’autorité de prendre des décisions pratiques sur la base de cette conclusion ; voilà tous des présupposés de base dans la conception du libre débat public en tant que vertu libérale. [1]Talal Asad, « Formations of the Secular », p. 184.
En France, se faire entendre est irréalisable pour une grande partie de musulmans visibles qui sont médiatiquement ostracisés. Sur les plateaux télévisés, leur parole est censurée, criminalisée et remplacée par un discours d’usurpateurs qui approuvent la vision raciste du musulman pratiquant adoptée par les médias. Si on parle des musulmans, c’est toujours sans les premiers concernés et plutôt que de les faire entendre, c’est avant tout pour éviter que les masses apprennent à les connaître. Les comprendre conduira inévitablement à leur donner un caractère humain et brisera le mythe de l’« islamiste séparatiste » sur lequel s’est érigée toute la propagande politico-médiatique.
LES LIMITES FLUCTUANTES DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
L’ampleur de la liberté d’expression est toujours façonnée par des limites préétablies par la loi (injure, diffamation, appel à la haine, droits d’auteur, confidentialité…). Or, lorsqu’il s’agit d’accorder la parole aux musulmans, ces limites sont repoussées, au-delà des lois, par une fachosphère qui arrive à mettre suffisamment de pression pour faire plier tout média qui donne la parole aux femmes voilées ou aux hommes portant la barbe. Parfois, il suffit d’être une porte-parole voilée d’une union d’étudiants pour être muselée à vie. Ces mêmes limites sont également repoussées par un ministre de l’intérieur qui s’attaque à des imams pour avoir parlé de pudeur de la femme musulmane ou pour avoir cité un verset coranique qui dérange.
Les limites de la liberté d’expression ne sont donc pas les mêmes pour tous, surtout lorsqu’il s’agit de dénoncer le traitement discriminatoire des instances étatiques. Les musulmans n’ont souvent pas le droit d’émettre les mêmes critiques qu’émettent des chercheurs ou des organisations des droits de l’homme. Il est, à titre d’exemple, uniquement permis d’évoquer l’islamophobie d’État français si vous êtes un sociologue blanc[2]Voir François Bayard, « Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’État en France », (31/10/2020). ou une organisation juive progressiste[3]Voir Union juive française pour la paix, « Après la dissolution de la CRI, plus que jamais, résister à la fascisation du pouvoir », (22/10/2021).. Or, si vous êtes un imam, le gouvernement exigera que vous signiez une charte « attestant solennellement que la dénonciation d’un prétendu racisme d’État ne recouvre aucune réalité en France ». Là où l’homme blanc non musulman peut critiquer le racisme de son gouvernement sans être inquiété, l’imam est, quant à lui, non seulement interdit de le dénoncer, il n’a même pas le droit d’y croire. Dans le pays de Charlie, certains peuvent donc écrire dans de grands journaux reconnus ce que d’autres ne peuvent pas penser.
Il est dès lors primordial que chaque personnalité musulmane s’assure qu’il ne soit pas fragilisé dans ses prises de position. Il doit être conscient qu’il peut à tout moment être récupéré dans une stratégie gouvernementale qui vise à tempérer et à censurer sa critique à l’égard de la politique d’acculturation. En cédant au chantage et à l’intimidation de l’État, les imams, les prédicateurs et les auteurs musulmans auront tendance à se taire sur une politique qui vise à créer un islam laïc et par lequel une partie des futures générations musulmanes reniera inévitablement sa foi sans même s’en rendre compte.
CRÉER LES MOYENS POUR SE FAIRE ENTENDRE
Les médias à l’ère de l’Amérique ségrégationniste donnaient bien plus la parole aux militants antiracistes qui défiaient ouvertement le système que les médias français ne la donnent aujourd’hui à des musulmans pratiquants qui ne dénoncent rien. Les services de renseignement, quant à eux, se livraient à des assassinats ciblés de personnes qui arrivaient à conscientiser les esprits et à s’organiser au sein de leur communauté. Seulement, cela ne signifie en rien qu’en comparaison le gouvernement français actuel serait plus tolérant envers la minorité musulmane. Avec des médias complices qui se révèlent en parfaite connivence avec toute la politique antimusulmane, le régime de Macron a uniquement appris à mieux calibrer sa persécution des musulmans visibles et à la rendre plus acceptable.
Les musulmans d’Occident savent qu’ils ne seront jamais entièrement acceptés par leurs sociétés respectives. Néanmoins, cette réalité ne devrait jamais servir d’excuse pour ne pas tenter d’améliorer leur situation. Que ce soit dans la da’wa, l’associatif, la recherche ou tout autre domaine, ils doivent impérativement créer des moyens pour faire entendre leur voix. Il faut qu’ils se fassent écouter en avançant une parole musulmane du juste milieu qui rejette l’idéologie des partisans du terrorisme d’une part et celle des « musulmans » libéraux de l’autre. Pour se faire, ils devront parfois s’exprimer là où personne ne veut les entendre.
Le jour où cette voix décomplexée se fera entendre là où les médias et les politiques ont toujours voulu l’étouffer, une partie de l’opinion publique apprendra à mieux connaître les musulmans qui deviendront dès lors moins persécutables et colonisables. À l’instar d’autres minorités, ils pourront alors plus aisément conserver leur identité et s’organiser en communauté pour mieux maintenir leur identité et leurs valeurs.
Tout comme l’avait souhaité Malcolm X à son époque pour l’Amérique, l’islam peut apporter une solution à la société française pour la défaire de son racisme et la libérer de ses démons coloniaux. Peut-être que le riche passé des Afro-Américains nous donne quelques leçons qui pourront nous aider à relever les défis du futur.
Références
↑1 | Talal Asad, « Formations of the Secular », p. 184. |
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↑2 | Voir François Bayard, « Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’État en France », (31/10/2020). |
↑3 | Voir Union juive française pour la paix, « Après la dissolution de la CRI, plus que jamais, résister à la fascisation du pouvoir », (22/10/2021). |