LE MUFTI DE L’INTÉRIEUR,
LES RACINES IDÉOLOGIQUES DU MANIFESTE DARMANIN (EBOOK)
Peu après sa présentation, le projet de loi contre le « séparatisme islamiste » a été condamné par de nombreux intellectuels. Le politologue Philippe Marlière, professeur à l’University College de Londres, avait vivement déploré ce projet à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Selon lui, ce dernier est parvenu, « en quelques mois au gouvernement, à faire davantage pour banaliser l’islamophobie en France que 50 ans de propagande lepéniste. »
Les organisations de défense des droits de l’homme y ont décelé quant à elles « une atteinte à la liberté d’association, la liberté d’expression, la liberté d’enseignement ainsi qu’à la liberté de culte des musulmans en France ».
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La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) s’est elle aussi penchée sur le projet de loi censé « conforter le respect des principes de la République ». Son avis, émis le 4 février 2021, est non équivoque : il s’agit d’un texte contenant des « mesures répressives qui ne sont nullement justifiées ou proportionnées et […] qui risque de fragiliser les principes républicains au lieu de les conforter ». La CNCDH a rappelé à Darmanin que « le respect des principes républicains ne peut être obtenu principalement par la contrainte », chose que le ministre semble difficilement concevoir.
LA VISIBILITÉ QUI DÉRANGE
En outre, l’avis déplore « le recours à la procédure accélérée et la précipitation qui a présidé à l’élaboration d’un texte ayant un impact majeur sur les libertés fondamentales, et son instrumentalisation ».
Dans son pamphlet Le séparatisme islamiste, manifeste pour la laïcité, Darmanin part d’un postulat de départ présenté comme problématique et dangereux : les musulmans renouent avec leur identité islamique et reviennent à une pratique religieuse plus stricte. Plutôt que de s’assimiler totalement à la population majoritaire, en reniant leur islamité, ceux-ci, à l’inverse (re)découvrent leur patrimoine et finissent par se réapproprier leur histoire et leurs valeurs, que la politique d’acculturation avait effacées de leur conscience. Une fois cette identité retrouvée, il n’est plus concevable pour eux de se voir imposer une façon de vivre que la France présente comme un modèle universel. C’est là que le bât blesse.
La haine de l’Autre s’accentue lorsque celui-ci devient un élément plus visible dans la société. Cette visibilité dérange, dans la mesure où elle est interprétée comme une incapacité à se soumettre aux codes comme aux attentes sociales, voire même comme une menace sociétale et identitaire. Ceci suscite des réactions violentes de la part de certains souhaitant gommer toutes formes de différence entre les individus, perçue comme une menace. Il s’agit donc de « résoudre le problème » en exigeant des musulmans qu’ils deviennent invisibles en reniant leur islamité, cause sine qua non afin de devenir de « bons citoyens » civilisés qui vivent selon les us et coutumes français. Tous ceux qui refusent de se soumettre à cette injonction d’assimilation sont dès lors considérés comme des menaces potentielles, remettant en cause la sécurité identitaire de la société. Ainsi, un des moyens majeurs dont use la répression est la disqualification de ces derniers dans la sphère publique en les taxant « d’islamistes », un terme fourre-tout utilisé à outrance et servant avant tout à disqualifier.
Ce que reproche réellement Gérald Darmanin aux dits « islamistes » est le fait qu’ils soient « inassimilables ». Par conséquent, pour mettre un terme à leur visibilité dérangeante, celui-ci souhaite mettre en place une politique d’assimilation forcée[1]La politique française de l’assimilation contrainte se trouve au cœur de la machination coloniale et a permis à l’occupant d’inculquer aux musulmans l’idée qu’ils étaient Français … Continue reading, visant à « civiliser l’Autre malgré lui ». L’histoire coloniale nous apprend que ce désir d’acculturation est basé sur le mépris de l’autre et qu’il émane d’un sentiment de supériorité envers les autres races, cultures et religions[2]Voir Kareem El Hidjaazi, L’Acculturation des Musulmans de France., qui s’alimente de la soumission des groupes dominés.
La vision de Darmanin part du principe que l’homme blanc, « civilisé » par essence, est supérieur au musulman et que ce dernier doit donc nécessairement se soumettre au dominant en adoptant son idéologie, ses coutumes et ses pratiques culturelles. Or, si le dominé refuse de le faire et choisit de revenir à ses propres croyances, valeurs et coutumes, le dominant se sent coupé de la relation de domination. Plus encore, il s’agit pour lui d’un affront — bien qu’indirect — et d’une remise en cause de sa supériorité. Il se trouve déconcerté par une telle indifférence, le forçant à reconnaitre que l’Autre peut aussi avoir un système de valeurs propres, et qu’il peut tout à fait se passer d’une telle tutelle « civilisatrice ». Cette réalité chamboule toute sa conception de la civilisation occidentale, prétendument supérieure et universelle.
Le refus d’assimilation des musulmans que le ministre de l’Intérieur trouve si problématique rejoint le reproche initial qu’Adolf Hitler adressait aux Juifs. Celui-ci décrit leur « inassimilabilité » en des termes essentialistes :
Notre racisme n’est agressif qu’à l’égard de la race juive… Transplantez un Allemand aux États-Unis, vous en faites un Américain. Le Juif, où qu’il aille, demeure un Juif. C’est un être par nature inassimilable. Et c’est ce caractère même qui le rend impropre à l’assimilation, qui définit sa race.[3]Testament politique de Hitler, notes recueillies par Martin Bormann, 1959.
Dans le manifeste de Darmanin, la société multiculturelle, la liberté de religion, la diversité des systèmes de valeurs et des idées deviennent synonymes de troubles à l’ordre public alors que la répression et l’abolition de la visibilité musulmane sont présentées comme des conditions du « vivre ensemble », toujours pensé de manière unilatérale.
Pour diaboliser les musulmans pratiquants et les taxer de séparatistes, le ministre de l’Intérieur fait passer leurs pratiques religieuses pour des lois que ceux-ci souhaiteraient étendre à l’ensemble de la société, criminalisant ainsi leur religion, présentée comme une menace. Selon Darmanin, la société française « se réveille attaquée par un ennemi pervers » ; des déclarations qui n’ont rien à envier aux discours d’extrême droite les plus fantasmagoriques.
LOIS, VALEURS ET AMALGAMES
Une des thèses principales avancées par la fachosphère française est que les musulmans pratiquants occuperaient actuellement des territoires en France dans lesquels ils appliqueraient la charia. En février 2021, Zemmour avait été jusqu’à déclarer que « Trappes est une ville musulmane régie par la loi islamique » après qu’un professeur de philosophie avait prétendu que des parents musulmans y « désinfectaient leurs filles, car elles étaient en contact avec des mécréants ».
Ce type d’histoires farfelues, si tentées qu’elles soient vraies, sont plus qu’anecdotiques. Elles semblent pourtant avoir séduit le ministre de l’Intérieur qui reprend un discours dépeignant une France au sein de laquelle « le grand remplacement » est déjà en cours. Il parle d’une « prise de pouvoir islamiste » affirmant que « la loi de Dieu s’impose partout » et que « les Français [auraient] été trop naïfs durant trop longtemps ». Il emploie le terme de « lois » pour parler de valeurs et de pratiques cultuelles, tout en sachant pertinemment que personne n’impose de lois islamiques où que ce soit en France. Gerald Darmanin confond retour à une pratique religieuse individuelle et imposition forcée de lois islamiques à grande échelle, or le retour au religieux des musulmans en France s’inscrit dans une démarche individuelle volontaire.
Darmanin semble ignorer que les lois et les valeurs ne sont pas des termes interchangeables. Les lois, une fois violées, sont passibles d’une sanction pénale ou disciplinaire tandis que chacun est libre d’adopter les valeurs et les modes de vie qu’il souhaite, dans la mesure où cela constitue la liberté individuelle, et ce, même s’ils diffèrent de ceux du groupe dominant.
En déclarant que les « valeurs, principes et lois » de la France sont « au cœur du contrat politique », Gérald Darmanin amalgame sciemment les termes « lois », « principes » et « valeurs » en leur accordant le même statut. En employant les deux termes comme des synonymes de manière interchangeable, il exige que les musulmans se plient aux valeurs du groupe dominant, au même titre que des lois.
Or, rien n’interdit d’être en désaccord avec les valeurs et les principes républicains, d’avoir d’autres coutumes ou une autre culture. D’un point de vue juridique, on ne peut pas reprocher à un citoyen de ne pas s’adapter aux spécificités de la culture française et de ne pas pleinement adopter les principes républicains du moment qu’il respecte la loi. L’exemple des Juifs orthodoxes ou des catholiques pratiquants illustre parfaitement ce point.
GILLES KEPEL ET LA THÈSE DU « SÉPARATISME »
En faisant passer les valeurs républicaines pour des lois, le ministre de l’Intérieur peut facilement rendre coupables les musulmans de « faire la loi dans leurs quartiers » lorsqu’ils mettent en pratique de simples prescriptions religieuses telles que manger halal ou avoir une certaine pudeur. Or, les musulmans n’imposent aucune loi, ils pratiquent simplement leur religion[4]Dans ce passage, on peut noter l’usage interchangeable des termes « lois » et « normes » : « L’affirmation d’une différence ne saurait en aucun cas constituer une raison pour se … Continue reading.
Cet amalgame entre lois et principes n’est pourtant pas nouveau et l’on retrouve des procédés similaires dans la propagande nazie. Dans le film « Le péril juif » (1940), on accusait les Juifs de séparatisme du fait qu’ils ne « se mettaient pas au service d’objectifs communs ». Le film mettait en évidence l’incompatibilité entre les valeurs aryennes et les pratiques cultuelles juives qui étaient présentées comme des lois :
L’égoïsme juif fait que celui-ci ne se met pas au service d’objectifs communs bien plus élevés. Au contraire, la moralité juive est en contradiction totale avec les valeurs aryennes de l’éthique. Tout Juif proclame son égoïsme sous couvert de la loi divine.[5]Le péril juif (« Der Ewige Jude »), 1940.
Le film soulignait la dérive des pratiques religieuses des Juifs en dénonçant « un complot contre les lois morales des peuples aryens ». C’est exactement ce qui est aujourd’hui reproché aux musulmans : leur pratique religieuse serait un complot contre les principes et les lois morales de la France.
On retrouve cette vision binaire et essentialiste des musulmans dans les travaux de Gilles Kepel que Gérald Darmanin cite dans son manifeste : « [les musulmans, en pratiquant leur culte] expriment une rupture avec les valeurs de la société française ». C’est lui qui plante les graines de la fameuse thèse du « séparatisme » desdits « islamistes » dont la religiosité exprimerait « une volonté de subvertir moralement » la société française. Curieusement, le même reproche n’est pas adressé à toutes les minorités. Néanmoins, cette cristallisation autour de la question identitaire et la désignation d’un bouc émissaire est un phénomène courant qui varie selon l’époque et les lieux. Comme nous avons pu le voir, elle existait bel et bien en Allemagne lorsque la propagande nazie insistait sur la « subversion juive » (Jüdische Subversion). Les Juifs étaient accusés de trahison envers la patrie, de sédition et de vouloir renverser les valeurs défendues par l’Allemagne.
Pour justifier sa répression des musulmans pratiquants, Darmanin s’appuie sur les idées la sociologue Dominique Schnapper qui estime que « les convictions religieuses et ces pratiques cultuelles sont transcendées par la citoyenneté pour faire Nation au-delà des appartenances particulières de chacun ». La citoyenneté est ici élevée au-delà de la religion, pour ne pas dire opposée. Pourtant, les convictions et les pratiques religieuses individuelles font partie des libertés individuelles qui ne remettent pas en cause la citoyenneté. Les musulmans doivent donc a priori jouir des mêmes droits que tous les autres citoyens, sans condition, à moins que Darmanin souhaite appliquer une loi d’exception aux musulmans…
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Le Mufti de l’Intérieur, le… by Kareem El Hidjaazi
Références
↑1 | La politique française de l’assimilation contrainte se trouve au cœur de la machination coloniale et a permis à l’occupant d’inculquer aux musulmans l’idée qu’ils étaient Français pour ensuite les assujettir aux lois coloniales et racistes en vigueur. |
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↑2 | Voir Kareem El Hidjaazi, L’Acculturation des Musulmans de France. |
↑3 | Testament politique de Hitler, notes recueillies par Martin Bormann, 1959. |
↑4 | Dans ce passage, on peut noter l’usage interchangeable des termes « lois » et « normes » : « L’affirmation d’une différence ne saurait en aucun cas constituer une raison pour se soustraire aux lois communes ou pour revendiquer l’application de lois particulières. En effet, la construction d’une Nation suppose que soit admis par ses membres un système de normes partagées ». Dans : Gérald Darmanin, Le séparatisme islamiste, manifeste pour la laïcité. |
↑5 | Le péril juif (« Der Ewige Jude »), 1940. |
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