Pour comprendre les islamologues contemporains, il faut avant tout étudier les ouvrages des orientalistes à l’ère coloniale qui considéraient les musulmans comme une race sujette qui, au nom du développement et de la civilisation, devait être vaincue et mise sous tutelle occidentale.
À la fin du XXe siècle, lorsque l’étude dénigrante de « l’Oriental » est enfin perçue comme un discours impérialiste, l’orientalisme est fondu dans les sciences sociales et adopte de nouvelles appellations[1]En 1873, le 1er « Congrès international des orientalistes » eut lieu à Paris. En 1976, il change de nom et devient « Le Congrès International des Sciences Humaines en Asie et Afrique du … Continue reading pour se défaire de sa connotation coloniale. Cette manœuvre sournoise n’a cependant nullement empêché les islamologues, anthropologues et sociologues du XXIe siècle de transmettre et perpétuer l’héritage raciste de leurs « pieux prédécesseurs »…
L’ARROGANCE ORIENTALISTE
Dans son ouvrage « Orientalisme » de 1977, E. Said dénonça l’attitude orgueilleuse des orientalistes qui, par des descriptions réductrices, voulurent donner un sens à la vie des musulmans :
L’orientaliste regarde l’Orient de haut, avec l’intention de saisir dans sa totalité le panorama qui s’étale sous ses yeux : culture, religion, esprit, histoire, société. Pour cela, il doit voir chaque détail à travers le dispositif d’un ensemble de catégories réductrices[2]Edward Said, « Orientalisme ». .
Bouffis d’arrogance, les orientalistes prétendirent mieux connaitre les adeptes de l’islam que les musulmans eux-mêmes. En étudiant la « créature orientale », ils acquirent un pouvoir qui leur permit, eux seuls, de donner une cohérence à l’Orient :
L’Oriental est donné comme fixé, stable, ayant besoin d’investigation, ayant même besoin de connaissances sur lui-même. Il y a une source d’informations (l’Oriental) et une source de connaissances (l’orientaliste), bref un écrivain et son sujet, inerte sans cela. Leur relation est foncièrement une question de pouvoir, qui est représenté par de nombreuses images[3]Ibid. .
Ce fut cette conception raciste de l’« Autre » qui justifia les ouvrages suprémacistes des orientalistes dans lesquels les musulmans furent traités comme des objets qui devaient être étudiés, décrits, jugés et parfois illustrés comme des animaux dans une collection de zoologie. Les orientalistes n’ont donc jamais ressenti les différences ethniques comme une richesse culturelle échangeable :
Au contraire, cette distance (culturelle) a simplement renforcé leur sentiment de la supériorité de la culture européenne ; leur antipathie s’étendait à tout l’Orient, dont l’islam était considéré comme un représentant dégradé.
Avec l’orientalisme qui dépendait entièrement sur une idée de supériorité, l’Occidental se permit de prendre de nombreuses positions dans sa relation avec les musulmans sans jamais perdre sa posture de suprématie.
LE RACISME CULTUREL
Profondément ancrées dans le discours orientaliste, les théories raciales furent transmises de façon naturelle à la nouvelle génération d’islamologues qui se mirent à répéter les préjugés antimusulmans instaurés par les colons. Les « spécialistes » contemporains de l’islam ont cependant perdu les quelques qualités que possédaient les orientalistes traditionnels[4]Comme l’étude de l’arabe et de certaines sciences islamiques. tout en conservant l’hostilité culturelle et le faux-semblant de compétence et d’investigation.
De nos jours, le plus bruyant de la mouvance néo-orientaliste est sans doute Gilles Kepel qui ne cesse de criminaliser les musulmans pratiquants en liant leur culture au radicalisme et au terrorisme. Son hostilité culturelle et colonialiste est facilement discernable dans les interviews qu’il accorde aux médias français. En voici un exemple :
J’insiste sur le fait qu’il faut éliminer ce terme de « radicalisation » qui n’a aucun sens. La question est celle du passage au salafisme, en rupture avec les valeurs de la laïcité et de la démocratie. Ce qui est très frappant en France, c’est que le vocabulaire salafiste s’est érigé contre la laïcité. On le voit aujourd’hui dans les écoles, et notamment dans les cours de philosophie de Terminale où des garçons qui viennent en cours en djellaba et avec la barbe, et des filles en jilbab qui enlèvent simplement leur voile en classe, expliquent que la foi est plus importante que la raison et font des exposés dans lesquels ils récitent des versets du Coran et nient à la raison humaine une place quelconque au profit de la mise en œuvre de ce qui est dit dans les hadiths du prophète, c’est-à-dire les faits et gestes de son vivant, considérés comme une norme pour le comportement en société.[5]La culture politique française championne du monde de la production de terroristes : une surprenante théorie américaine revue et corrigée par Gilles Kepel ».
À l’instar de ses précurseurs orientalistes, Kepel dispose lui aussi d’un ensemble de clichés racistes et de catégories réductrices. Il considère ainsi que la pratique de l’islam contient un « vocabulaire salafiste qui s’érige contre la laïcité » et, comme tout islamophobe, il se sent attaqué par des pratiques culturelles et religieuses contrastantes qu’il réduit à un reniement de la raison humaine.
Cette vision du « musulman dépourvu de raison » fut largement partagée par les orientalistes européens dans les colonies. Dans son ouvrage « Modern Egypt », l’orientaliste anglais Cromer[6]Orientaliste et Consul Général durant l’occupation britannique en Égypte (1882 – 1907), Evelyn Baring (Cromer, 1841 – 1917) voulait civiliser l’esprit des Égyptiens afin de les rendre … Continue reading établit un contraste absolu entre le musulman « déraisonnable et différent » et l’Européen « raisonnable et normal ». Il estima que la logique est quelque chose « dont l’Oriental est tout à fait disposé à ignorer l’existence », que « les races sujettes n’ont pas la connaissance infuse de ce qui est bien pour elles » et que « les Arabes manquent singulièrement de faculté logique »[7]Cromer, “Modern Egypt”..
Les propos de Kepel sont non seulement islamophobes, mais aussi misogynes. Taxer les femmes musulmanes de « salafistes sans raison » parce qu’elles portent un voile est une diffamation très similaire à celle des « nègres sans âme » de l’époque ségrégationniste américaine.
Le politologue conclut en dénigrant le Coran et la tradition prophétique et déclare que « la raison humaine » (qui pour lui n’est que la sienne) ne peut être appliquée en suivant les préceptes islamiques. Comme les orientalistes d’antan, Kepel estime que les musulmans n’ont pas de raison et impose sa perception personnelle comme universelle pour pouvoir éradiquer toute diversité culturelle.
La seule différence entre les anciens orientalistes et ceux de la génération kepeliste est que là où les premiers ne faisaient aucune distinction entre les musulmans[8]Les musulmans furent tous mauvais du fait que le musulman occidentalisé n’existait pas encore., les derniers établissent une hiérarchie culturelle où le musulman pratiquant (l’« islamiste radical ») est considéré comme inférieur à l’arabe acculturé (le « musulman modéré »). Étant donné que ce dernier a été illuminé par les « grandes valeurs universelles de la laïcité française », il ne tombe plus sous l’étude de l’islamologie et est à l’abri de toute analyse stigmatisante et critique islamophobe. C’est ce racisme culturel qui explique pourquoi Kepel donne toujours la parole aux Arabes qui ont perdu leur identité en rejetant les valeurs musulmanes et jamais aux musulmans qui pratiquent simplement leur religion.
KEPEL DÉCOUVRE « LE BLÉDARD DE BRUXELLES »
Lors de sa visite à Bruxelles en mars 2016, Gilles Kepel s’est offusqué de voir le vivre ensemble dans une Belgique multiculturelle où dans sa capitale les citoyens acceptent la façon de vivre des musulmans. Très vite, il devint clair que le but de sa visite était de relier la culture et l’identité musulmanes au terrorisme en établissant une continuité logique entre l’islam visible et le massacre d’innocents[9]De retour en France, Kepel donne libre cours à ses fantasmes et se plaint des politiques belges qui sont complaisantes envers les « salafistes », qui ont pu ouvrir de nombreuses mosquées … Continue reading.
Dans une interview accordée au journal néerlandophone « De Morgen », Kepel déclara que face au terrorisme, les services de sécurité et de renseignements belges contiennent de nombreuses défaillances. Lorsque le journaliste lui demanda comment il explique ces défaillances, Kepel fit une déclaration abasourdissante :
Je me souviens très bien qu’à Bruxelles Midi, je suis tombé sur un homme marocain. En l’observant de plus près, je vis qu’il était habillé comme un montagnard du Rif marocain ; avec une djellaba traditionnelle et une « qob », une sorte de cape qui protège contre le soleil et le froid. Cet homme marchait même comme un montagnard — avec les pieds écartés — comme s’il descendait d’une pente. C’est ce que les sociologues appellent l’« islam transplanté ». On voit ainsi des Marocains arriver en Belgique de leur pays natal qui se permettent simplement de poursuivre leurs habitudes quotidiennes sans nullement se laisser influencer par la culture d’accueil. Vraiment, la Belgique est en train de devenir un pays où différentes enclaves vivent côte à côte et entrent souvent en conflit. »[10]« Islamkenner voorspelt periode van strijd en verwarring: ‘België is kwetsbaar voor jihadisering’ », De Morgen (15/03/2016).
On remarque bien la posture orientaliste dans cette analyse qui contient une description arrogante et réductrice du musulman (source d’informations) que seul l’islamologue (source de connaissances) peut comprendre. En donnant une « cohérence » à la communauté musulmane, Kepel acquit une renommée et un pouvoir scientifique qui fait de lui une référence incontournable pour les médias et les autorités en place. L’Histoire se répète…
LA « DÉMARCHE ISLAMISTE »
Qu’un raciste antimusulman perçoit l’habit non européen comme une attaque personnelle est tout à fait normale. Or, bien plus préoccupant sont les propos de Gilles Kepel dans lesquels il criminalise les musulmans traditionalistes en faisant d’eux une cause du terrorisme, car compliquant le travail des services de sécurité européennes.
Observez bien la thèse ségrégationniste avancée par Kepel. Dans un premier temps, il se livre à un cliché réducteur et raciste du « Marocain du bled » pour ensuite déclarer que la djellaba et la « démarche » des montagnards du Rif sont la raison pour laquelle les services de sécurité n’ont pas pu éviter que des citoyens belges perpètrent des attentats à Paris[11]En 1956, Frantz Fanon expliqua déjà le racisme dont souffre aujourd’hui Gilles Kepel : « Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé génotypique et phénotypique se transforme … Continue reading.
Kepel établit une corrélation directe entre le maintien de la culture berbère, arabe ou musulmane et les attentats terroristes. Si on procède par déduction logique, on conclut que pour combattre le terrorisme il faut avant tout lutter contre l’identité musulmane et tout ce qui va avec ; les djellabas, les voiles, les barbes et bien plus dangereux ; la démarche islamiste !
Pourtant, les Français dans les pays musulmans — qu’ils soient touristes, retraités ou expatriés — poursuivent bien leurs habitudes quotidiennes sans se laisser influencer par la culture d’accueil, à moins qu’il s’agisse bien entendu d’aller manger un bon couscous. Et lorsque Gilles Kepel se rend en terre d’islam il n’adapte ni ne délaisse sa démarche laïcarde. Est-ce pour cela que les musulmans devraient parler d’une « laïcité transplantée » ?
La haine du musulman pratiquant fait délirer Kepel qui ne semble plus contenir son racisme virulent. Sa thèse conspirationniste sur l’« islam transplanté » où la démarche des blédards rifains à Bruxelles empêcherait les services de sécurité de combattre le terrorisme est d’ailleurs un parfait exemple de l’islamophobie scientifique. On attend avec impatience la sortie de son nouvel ouvrage contre le terrorisme (intitulé — pourquoi pas — « Meine Republik ») où il pourra proposer d’incarcérer les musulmans pratiquants dans des camps de concentration pour y apprendre à marcher en jeans moulant et bien sûr… les pieds joints.
Références
↑1 | En 1873, le 1er « Congrès international des orientalistes » eut lieu à Paris. En 1976, il change de nom et devient « Le Congrès International des Sciences Humaines en Asie et Afrique du Nord ». En 1984, il est rebaptisé « Congrès international des études sur l’Asie et l’Afrique du Nord ». |
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↑2 | Edward Said, « Orientalisme ». |
↑3 | Ibid. |
↑4 | Comme l’étude de l’arabe et de certaines sciences islamiques. |
↑5 | La culture politique française championne du monde de la production de terroristes : une surprenante théorie américaine revue et corrigée par Gilles Kepel » |
↑6 | Orientaliste et Consul Général durant l’occupation britannique en Égypte (1882 – 1907), Evelyn Baring (Cromer, 1841 – 1917) voulait civiliser l’esprit des Égyptiens afin de les rendre capables de réfléchir. Il estimait que la raison des Arabes et leur religion furent inférieures, déficientes et un obstacle pour la mission impérialiste. |
↑7 | Cromer, “Modern Egypt”. |
↑8 | Les musulmans furent tous mauvais du fait que le musulman occidentalisé n’existait pas encore. |
↑9 | De retour en France, Kepel donne libre cours à ses fantasmes et se plaint des politiques belges qui sont complaisantes envers les « salafistes », qui ont pu ouvrir de nombreuses mosquées incontrôlées (et, bien sûr, dans lesquelles aucun des terroristes ne s’est jamais rendu). |
↑10 | « Islamkenner voorspelt periode van strijd en verwarring: ‘België is kwetsbaar voor jihadisering’ », De Morgen (15/03/2016). |
↑11 | En 1956, Frantz Fanon expliqua déjà le racisme dont souffre aujourd’hui Gilles Kepel : « Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel. L’objet du racisme n’est plus l’homme particulier, mais une certaine forme d’exister. À l’extrême on parle de message, de style culturel. Les “valeurs occidentales” rejoignent singulièrement le déjà célèbre appel à la lutte de la “croix contre le croissant”… Il nous faut chercher, au niveau de la culture, les conséquences de ce racisme. Le racisme, nous l’avons vu, n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble : celui de l’oppression systématisée d’un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime ? Ici des constantes sont retrouvées. On assiste à la destruction des valeurs culturelles, des modalités d’existence. Le langage, l’habillement, les techniques sont dévalorisés. Comment rendre compte de cette constante ? Les psychologues qui ont tendance à tout expliquer par des mouvements de l’âme prétendent retrouver ce comportement au niveau des contacts entre particuliers : critique d’un chapeau original, d’une façon de parler, de marcher… » Frantz Fanon, « Racisme et Culture ». |
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