Nous sommes en Andalousie à la fin du XVIe siècle. Pour trouver une solution au « problème morisque », plusieurs conseils sont convoqués en Espagne. Le 9 avril 1609, le duc de Lerma (Francisco Gómez de Sandoval), l’archevêque de Valence (Juan de Ribera), le vice-roi de Valence, le marquis de Caracena et le roi Philippe III finissent par signer un décret ordonnant l’expulsion des musulmans andalous vers l’Afrique du Nord.
Le déplacement de plusieurs centaines de milliers de Morisques vers les côtes espagnoles puis vers l’Afrique du Nord constituait un énorme défi logistique qui nécessitait la mobilisation d’une grande partie de l’armée et de la marine espagnoles. Il a fallu cinq années (entre 1609 et 1614) pour effectuer ce déplacement énorme qui fut pénible et impitoyable. Des dizaines de milliers d’Andalous meurent durant l’expulsion. Bien que de petites communautés morisques restaient encore présentes, les expulsions de 1609-1614 ont mis fin à une présence musulmane de 900 ans dans la péninsule ibérique.
UNE PURIFICATION ETHNIQUE ET RELIGIEUSE
En gardant à l’esprit qu’au début du XVIIe siècle, la population totale de l’Espagne était estimée à 7,5 millions d’habitants, l’expulsion des Morisques avait entraîné une grave pénurie de main-d’œuvre productive et de recettes fiscales. Dans le royaume de Valence, qui avait perdu un tiers de sa population, près de la moitié des villages ont été abandonnés en 1638. L’ordre d’expulsion massive des Morisques avait détruit les fondements mêmes de son économie. Une grande partie de la production agricole avait considérablement diminué, affaiblissant par-là fortement l’économie espagnole.
Il y a plusieurs estimations sur le nombre de Morisques qui sont morts sur le chemin de l’exil ou qui ont été tués lors des rébellions armées. En 1612 l’apologiste chrétien Pedro Aznar Cardona publie un traité dans lequel il justifie l’expulsion des musulmans. Il y déclare qu’entre septembre 1609 et juillet 1611, plus de 50 000 personnes ont été tuées après avoir résisté à leur expulsion et plus de 60 000 personnes seraient décédées lors du voyage vers l’étranger. Si ces chiffres sont exacts, environ 17 % de la population morisque d’Espagne est morte en deux ans.
Une autre estimation a été faite par l’historien américain Henry Charles Lea qui s’appuie sur de nombreuses sources contemporaines et qui avance des preuves combinées qui ne peuvent être prises à la légère. Il fixe le taux de mortalité durant l’expulsion entre 67 % et 75 %. Plusieurs érudits et historiens considèrent l’expulsion des musulmans andalous comme un exemple de purification ethnique et religieuse systématique.
UNE PROPAGANDE JUSTIFIANT L’EXPULSION
Le facteur démographique était certainement l’un des arguments décisifs qui a joué en faveur de l’expulsion prescrite par Juan de Ribera dans trois mémorandums à Philippe III en 1602. Il y avertit le roi que s’il n’intervenait pas rapidement, les chrétiens espagnols allaient bientôt être une minorité parmi les musulmans[1]C’est aussi un peu ce que vient de faire Hakim El Karoui avec son rapport sur « la fabrique de l’islamisme ».. Les Morisques « étaient tous mariés et avaient de grandes familles », tandis qu’un tiers ou un quart des chrétiens étaient célibataires dû à leur adhésion aux sacerdoces, monastères, couvents et ordres sacrés ou pour d’autres raisons. Beaucoup accomplissaient, par exemple, leur service militaire et mourraient ensuite au combat, tandis que d’autres partaient en Inde.
Les craintes de Ribera étaient motivées par un recensement de la population valencienne qu’il avait lui-même effectué durant la même année. Celui-ci indiquait que la population musulmane d’Andalousie avait augmenté d’un tiers. Outre les dimensions culturelles, religieuses et sécuritaires du « problème morisque », la menace démographique constituait donc une autre raison pour laquelle les autorités espagnoles se sentaient obligées de chasser les musulmans d’Ibérie.
Dans l’histoire nationale de la « Reconquista », on souligne souvent la prétendue « étrangeté » des musulmans ibériques pour victimiser le chrétien indigène qui lutterait contre une caste dirigeante et brutale de conquérants musulmans « venus de l’étranger »[2]Une méthode qui est aujourd’hui largement reprise par les médias islamophobes (Le Figaro, Valeurs Actuelles,…). Voir « Musulmans de France : coupables, car inassimilables ». Une lutte de 800 ans aurait abouti à la conquête légitime, la conversion et l’expulsion de Morisques pour un « retour final à l’Afrique ». Or, la réalité est beaucoup plus complexe que cette vision de la « reconquête » qui est devenue prédominante.
DES MUSULMANS AUSSI AUTOCHTONES QUE LES CATALANS
Une étude de base de la démographie, la culture et la société de l’Ibérie médiévale indique qu’une grande partie (même la majorité, selon certains historiens) des musulmans d’Espagne et du Portugal étaient en fait originaire du pays. Ils étaient, pour être plus précis, aussi autochtones que les peuples qui deviendront connus en tant que Castillans, Catalans et Portugais. Beaucoup de ces musulmans parlaient d’ailleurs le castillan, le catalan ou le portugais et étaient pour la plupart bilingues depuis le Moyen Âge.
Les premiers conquérants arabes ou berbères n’étaient pas plus de 30 à 40 000. La grande majorité de la population musulmane de l’Andalousie était composée de convertis hispano-roumains ou de Wisigoths. En outre, il y avait de nouvelles arrivés de Slaves, de Noirs de l’Afrique de l’Ouest, de Basques et d’Ibériens du Nord qui, après s’être installés, se sont convertis à l’islam. Une immigration qui a grandement contribué à la diversité de la population andalouse[3]Source : “Muslim Expulsion from Spain” by Roger Boase.
DE L’ANDALOUSIE À LA FRANCE, UNE MINORITÉ VISIBLE ET INASSIMILABLE
Le 11 septembre 1609 fut le jour où débuta un des déplacements de population les plus importants de l’histoire. L’expulsion des Morisques, une minorité visible et inassimilable, avait lieu dans le contexte plus large du processus d’homogénéisation des États au début de l’Europe moderne qui avait commencé avec le décret d’expulsion des Juifs de 1492.
Beaucoup de ce qui fut reproché aux musulmans andalous de l’époque est exactement ce que l’on reproche aujourd’hui aux musulmans de France (refus d’acculturation, maintien de l’identité et de la croyance musulmane…)
À la fin du XVIe siècle, l’opinion publique était divisée entre ceux qui souhaitaient encore laisser du temps pour mener à bien l’évangélisation des Morisques, et ceux qui défendaient leur expulsion. Petit à petit, cette même différence d’opinions surgit en France où la majorité souhaite encore laisser du temps pour mener à bien la laïcisation des musulmans non acculturés. D’autres comme Éric Zemmour se sont déjà prononcés en faveur d’une expulsion de masse…
Références
↑1 | C’est aussi un peu ce que vient de faire Hakim El Karoui avec son rapport sur « la fabrique de l’islamisme ». |
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↑2 | Une méthode qui est aujourd’hui largement reprise par les médias islamophobes (Le Figaro, Valeurs Actuelles,…). Voir « Musulmans de France : coupables, car inassimilables » |
↑3 | Source : “Muslim Expulsion from Spain” by Roger Boase |