Les notions de bien et de mal, de justice et d’injustice, de ce qui est acceptable et inacceptable sont très relatives et varient d’un individu à l’autre. Nous tentons d’imposer nos propres normes pour nous assurer de nous retrouver du côté de ce que nous considérons comme étant le bien. Nous pensons fixer nos propres limites et prendre nos décisions de notre propre chef. Pas forcément juste, car nous sommes influencés, consciemment pour certains, inconsciemment pour la plupart, par des éléments extérieurs pour forger nos opinions.
Nous avons dans l’histoire des Amérindiens un exemple intéressant sur la manière dont les mots peuvent être maniés et utilisés, pour justifier l’injustifiable…
En témoignent les échanges préparés dans le cadre de La controverse de Valladolid en 1550 entre Bartolomé de Las Casas, prêtre dominicain, missionnaire, écrivain et historien espagnol, célèbre pour avoir dénoncé les pratiques des colons espagnols et avoir défendu les droits des Amérindiens et Juan Ginés de Sépùlveda, homme d’Église espagnol du XVIe siècle. Ce dernier considérait les peuples autochtones comme des non-humains ou sous-hommes.
La question était de savoir si les Espagnols pouvaient coloniser le ‘Nouveau Monde’ (les Amériques) et dominer les indigènes, les Amérindiens, par droit de conquête, avec la justification morale pouvant mettre fin à des modes de vie observés dans les civilisations précolombiennes, notamment la pratique institutionnelle du sacrifice humain. On voulait savoir si, malgré de tels éléments, les peuples amérindiens étaient légitimes et si seul le bon exemple – celui des envahisseurs – devait être promu au moyen d’une colonisation.
Sepùlveda avança que les Amérindiens sont des « barbares, simples, illettrés, sans éducation, des brutes totalement incapables d’apprendre autre chose que les arts mécaniques, remplis de vices et cruels, d’une espèce telle qu’il vaudrait mieux qu’ils soient gouvernés par autrui ». Il affirme ensuite que les « Indiens se doivent d’accepter le joug espagnol, même s’ils n’en ont pas envie, à titre de rectification et punition des crimes contre la loi naturelle et divine dont ils sont entachés… » Il ajouta que cette même loi divine et naturelle oblige les Espagnols à « empêcher le mal et les grandes calamités dont [les Indiens] ont accablé – et dont ceux qui n’ont pas encore été placés sous le joug espagnol continuent d’accabler – un grand nombre d’innocents, sacrifiés chaque année aux idoles ».
On retrouve dans les accusations de Sepùlveda les quatre arguments de base qui ont toujours servi par la suite à justifier toutes les « ingérences » des « civilisés » du monde moderne dans les zones « non civilisés » : la barbarie des autres, le devoir de mettre fin à des pratiques qui violent des ‘valeurs universelles’, la défense des innocents face à la cruauté des autres, la nécessité de faciliter la diffusion des idées universelles.
Aussi moralement convaincants qu’aient pu être ces arguments pour les acteurs de la conquête, il est clair qu’ils étaient grandement renforcés par les bénéfices matériels immédiats que cette conquête apportait aux conquérants.[1]L’universalisme européen – Immanuel Wallerstein p14/15/16..
DEUX POIDS DEUX MESURES
Nous retrouvons aisément dans les arguments avancés par Sepùlveda des parallèles avec les conquêtes contemporaines telles que celles de l’Irak, de l’Afghanistan ou du Mali nous rappelant que l’histoire se répète inlassablement. Et plus récemment, encore en France, la guerre des mots et des valeurs se retrouve dans la politique assimilationniste du gouvernement qui voudrait rendre plus « civilisé » ses populations musulmanes. Par exemple en réformant ceux qui oseraient encore demeurer en retrait quant à la promotion de l’union entre deux personnes de même sexe dans les prêches du vendredi. Interrogée sur la Charte des principes pour l’islam de France, Marlène Schiappa a, une fois de plus, souhaité provoquer les musulmans de France:
« Cette charte est engageante (…) L’idée, c’est de dire comment on s’engage dans la lutte contre l’homophobie ? Est-ce que ça veut dire que dans les prêches, on considérera que deux hommes ont le droit de s’aimer, de se marier, comme deux femmes ont le droit de s’aimer et de se marier, comme le disent les lois de la République française ? C’est cela que dit cette Charte ».[2]Le Figaro – 25/03/2021 : “Charte de l’islam, la mosquée de Paris dénonce des propos de Schiappa sur les prêches des imams”.
La question de fond à se poser dans ce qui est soulevé par Schiappa, est de savoir si en tant que Français musulmans nous sommes dans l’obligation d’accepter moralement l’homosexualité parce que celle-ci est reconnue comme un droit fondamental du droit français ? Ou bien conservons-nous notre droit d’adhérer moralement ou non à cette orientation tout en laissant chacun vivre sa vie ?
Imposer d’en faire la promotion dans les prêches du vendredi signifierait donc d’enlever aux musulmans et représentants du culte cette liberté de choisir les valeurs morales qui leur correspondent.
Bien que toutes les polémiques, en France, tournent sans cesse autour de l’islam, la question de la promotion de l’homosexualité n’est pas que l’affaire du dogme islamique. Pour preuve, le Vatican a réaffirmé, ce lundi 15 mars, la doctrine de l’Église catholique considérant l’homosexualité comme un “péché” et confirmé l’impossibilité pour les couples de même sexe de recevoir les sacrements du mariage, réservés à “l’union indissoluble entre un homme et une femme”.[3]Le Huffingtonpost – 15/03/2021, “Le pape François avait ouvert la porte aux couples homosexuels, le Vatican la claque.”.
Cette énième polémique dirigée vers l’islam, n’est encore qu’un moyen parmi d’autres de continuer ce matraquage propagandiste islamophobe sur l’opinion publique française. Cette imposition morale qu’on veut imposer aux musulmans de France n’est pas bien différente de celle de Sepùlveda qui proclamait que tous les Amérindiens sont des « barbares, simples, illettrés, sans éducation,… remplis de vices et cruels, d’une espèce telle qu’il vaudrait mieux qu’ils soient gouvernés par autrui »
DÉFINIR LE « BARBARE »
Au premier argument de Sepùlveda avançant que les Amérindiens soient naturellement enclins à la barbarie, Las Casas répondit via différents axes. Premièrement, il mit en évidence les usages multiples et plutôt imprécis du terme « barbare ». Il fit remarquer que si l’on tient quelqu’un pour « barbare » à cause d’un comportement sauvage, alors on n’aura pas de mal à trouver des comportements similaires partout dans le monde. Chaque peuple ayant ses particularités qui le différencie des autres. En effet, chacun considérera tel acte ou telle attitude, de « barbare » que selon la définition et les représentations qu’il se sera fait de ce mot, et des comportements qui lui sont liés. De plus, très souvent, nous construisons notre avis en opposition à nos propres actes et attitudes dans la même situation.
Autrement dit, il n’y a pas lieu de voir apparaître des « missions civilisatrices » ou de concepts de « races supérieures ». Chaque peuple ayant ses coutumes, ses valeurs, son système politique et social qui se sont construits à travers l’histoire et qui lui sont propres.
Ensuite, il rappela que si le mot « barbare » était réservé au comportement véritablement monstrueux, alors il faut admettre que ce genre de comportement est un phénomène relativement rare en réalité, confiné à l’intérieur de contraintes sociales étroites plus ou moins au même degré chez tous les peuples.
Mais ce qui pour Las Casas soulevait le plus d’objections dans l’argumentaire de Sepùlveda était cette généralisation à un peuple tout entier ou à une structure politique dans son ensemble de comportements qui relevait tout au plus d’une minorité – une minorité dont on n’aurait aucun mal à trouver l’équivalent au sein du groupe soi-disant plus civilisé. Il rappela à ses lecteurs que les Romains avaient déjà défini les ancêtres des actuels Espagnols comme « barbares ». Las Casas était en fait en train de formuler l’approximative équivalence morale de tous les systèmes sociaux connus, selon laquelle il n’y a aucune hiérarchie naturelle entre eux susceptible de légitimer la domination coloniale.[4]L’universalisme européen – Immanuel Wallerstein p16-17.
Similairement, la lutte effrénée contre le « terrorisme islamiste » a poussé le gouvernement à agir de la sorte en stigmatisant toute une communauté pour des actes commis par une minorité.
Enfin, Las Casas répondit à l’argument de Sepùlveda avançant qu’il fallait punir les Amérindiens en raison de leur pratique du sacrifice humain et du cannibalisme. Selon lui, il fallait prendre soin d’agir suivant le principe du moindre mal :
« Nous reconnaissons que l’Église doit empêcher la mise à mort injuste d’innocents, mais il est essentiel que cela se fasse avec modération, en évitant de provoquer un mal encore plus grand pour les autres peuples, ce qui empêcherait leur salut et rendrait infructueuse et sans objet la passion du Christ. »
C’était là un point crucial de l’argumentaire de Las Casas ; il l’a illustré par le problème moral posé par les rituels lors desquelles on mangeait le corps d’enfants assassinés. Il commença son plaidoyer en relevant que cette coutume n’était pas répandue parmi tous les Indiens, et que parmi les groupes qui la pratiquaient, elle était plutôt rare, que peu d’enfants en étaient par conséquent victimes. Puis il prit le soin de nous confronter à la brutale réalité d’un choix impliquant le principe du moindre mal :
« C’est un mal incomparablement moindre si quelques innocents meurent, au lieu que les infidèles en viennent à blasphémer contre le nom adorable du Christ, et que la religion chrétienne soit diffamée et haïe par ces mêmes gens et d’autres encore qui l’apprennent de ces derniers, entendant que de très nombreux enfants, vieillards et femmes de leur race ont été tués par les chrétiens sans cause ni raison, simplement à cause de la fureur des combats, comme cela est déjà arrivé. »
Las Casas était d’une sévérité implacable contre ce que nous appelions aujourd’hui les dommages collatéraux : « c’est un péché qui mérite l’éternelle damnation que de blesser et de tuer des innocents afin de punir les coupables, car cela est contraire à la justice »[5]Ibid, p16 à 20.
UNE TERMINOLOGIE POUR FABRIQUER NOTRE CONSENTEMENT
Certains politiques, journalistes et ‘penseurs’ français, auraient tout à gagner à appliquer les conseils de Las Casas dans leurs efforts pour fédérer autour de la République française. Comme le dénonce Las Casas, la politique de Sepùlveda crée des ennemis à défaut de construire une société respectueuse de chacun dans l’optique d’un véritable ‘vivre ensemble’.
Des mots tels que « barbares », « islamisme », « séparatisme », « ennemi de l’intérieur », « communautarisme », « islam politique » et tant d’autres dont il est fait usage de manière répétitive dans les médias, ne sont que des moyens pour construire l’adhésion idéologique de l’opinion publique dans la plus pure inconscience. L’impact est si fort, qu’à ce jour, à la simple lecture ou entente du mot « attentat », notre cerveau l’associera immédiatement à « islamiste ».
Le 29 octobre 2020, un homme est abattu à Avignon par la police alors qu’il menaçait des gens dans la rue avec une arme de poing.[6]Le point – Avignon : un homme abattu par la police après une attaque au couteau – 29/10/2020. Dans l’engouement médiatique, il fut annoncé un attentat islamiste, mais très rapidement les titres changent… L’Agence France-Presse précisera « On s’écarte de la piste islamiste. L’homme avait un suivi psychiatrique et avait tenu des propos incohérents ». Notons que le jugement de base de l’acte d’attentat est ‘islamiste’ jusqu’à preuve du contraire ! Le Dauphiné titrera plus tard « L’homme abattu à Avignon, un “bon voisin” mais adepte du nazisme ».[7]Journal Le Dauphiné – 31/10/2020.
Tout le fond du débat et des arguments avancés entre Sepùlveda et Las Casas reposent sur la perception du bien et du mal. Il s’agit de convaincre du bien-fondé de telle ou telle mesure restrictive ou répressive à travers des mots, en les renvoyant à des jugements de valeurs. Tout l’enjeu est de convaincre pour obtenir l’adhésion de l’opinion publique, pour justifier la répression sans se heurter aux soulèvements du peuple qui pourrait aboutir à une déstabilisation de la société.
Les grandes nations dominatrices avancent principalement les mêmes grands principes pour justifier leurs ingérences : « Les droits de l’homme et la démocratie », « la supériorité de la civilisation occidentale », ainsi que, avec une forme plus insidieuse « le développement économique et sociale ». En analysant les pays en situation de guerres aujourd’hui, nous constaterons que la quasi-majorité le sont au nom de ces grands principes. « Droits de l’homme », « démocratie », « justice »…, sont des notions, qui au même titre que « barbares », peuvent être analysées sous différents angles et points de vue. Nous assistons donc à une véritable guerre des mots afin de fabriquer notre consentement et justifier, souvent l’injustifiable.
LA NÉCESSITÉ D’UN BAROMÈTRE DES VALEURS
Toute forme de propagande fait usage des mots et des images pour convaincre les plus indécis ou les faibles d’esprit. L’usage répété de certains termes et de certaines techniques de communication permet de, petit à petit, ancrer dans les esprits des mécanismes de pensées pour ensuite aboutir à l’adhésion à telle ou telle mesure répressive. En effet, la propagande, par les mots et les images, modifie les images mentales que nous avons du monde. L’esprit humain est une machine, un système de nerfs et de centres nerveux réagissant aux stimuli avec une régularité mécanique, tel un automate sans défense, dépourvu de volonté propre. Un stimulus suffisamment répété finit par créer une habitude, une idée souvent réitérée se traduit en conviction.[8]Edward Bernays – Propaganda. Autrement dit, si l’on ne reste pas attentif, la propagande parviendra à nous faire accepter tout et n’importe quoi.
Tous les débats sont alors relatifs, toutes les justifications peuvent être remises en question tant les perceptions des valeurs varient d’un « camps » à l’autre, d’une sensibilité à l’autre. Il peut alors paraître difficile de définir clairement ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.
C’est là toute la sagesse Divine dans la révélation de Livres saints – constituant des socles législatifs et moraux immuables – capable de s’adapter universellement, véritable baromètre de cet ensemble de valeurs morales brandies en alibis. L’ère moderne a voulu « tuer Dieu », comme l’a énoncé Nietzsche en basant le pacte politique et sociale sur l’Homme, mais en « tuant Dieu » ils tuèrent aussi intrinsèquement la justice…
Références
↑1 | L’universalisme européen – Immanuel Wallerstein p14/15/16.. |
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↑2 | Le Figaro – 25/03/2021 : “Charte de l’islam, la mosquée de Paris dénonce des propos de Schiappa sur les prêches des imams”. |
↑3 | Le Huffingtonpost – 15/03/2021, “Le pape François avait ouvert la porte aux couples homosexuels, le Vatican la claque.”. |
↑4 | L’universalisme européen – Immanuel Wallerstein p16-17. |
↑5 | Ibid, p16 à 20. |
↑6 | Le point – Avignon : un homme abattu par la police après une attaque au couteau – 29/10/2020. |
↑7 | Journal Le Dauphiné – 31/10/2020. |
↑8 | Edward Bernays – Propaganda. |
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