L’orientaliste hollandais Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) fut — avec le juif hongrois Ignac Golziher et l’Allemand Theodor Nöldeke — l’un des parrains de l’islamologie moderne.
En tant que consultant colonial pour les autorités hollandaises, il fut sommé de trouver des solutions pour combattre ce qu’il appelait le « panislamisme » (l’unité mondiale des musulmans) afin de maintenir et perpétuer l’occupation des Pays-Bas dans l’archipel indonésien.
En 1884, il est envoyé en Arabie-Saoudite pour espionner les pèlerins indonésiens qui s’organisaient avec les autorités ottomanes pour la libération du joug colonial. Pour pouvoir se rendre à la Mecque et ainsi bénéficier d’un grand prestige sur la scène internationale, Christiaan Snouck décide de se convertir faussement à l’islam. C’est ici, en 1885, qu’il devient la première personne au monde à faire un enregistrement vocal d’une récitation de Coran (à écouter dans la vidéo ci-dessous).
Son rêve fut d’accomplir le pèlerinage avec les musulmans afin de propulser sa carrière d’orientaliste. Pour pouvoir accéder aux lieux sacrés en tant qu’Européen, il se fait circoncire de manière douloureuse. Or, deux jours avant le début du Hajj, il se fait expulser du pays par le Sultan ottoman. La circoncision ne lui avait servi à rien…
DE LA MECQUE À ACEH
En 1887, les autorités hollandaises envoient Snouck à Aceh (au nord de Sumatra en Indonésie) pour infiltrer la communauté musulmane. Il se fait à nouveau passer pour un pieu croyant et se marie en 1890 avec une femme musulmane qui, après avoir mis au monde quatre enfants, décède d’une fausse couche en 1895. Peu après, Snouck se remariera avec une musulmane de 13 ans avec qui il fait un enfant. Une fois sa mission en Indonésie achevée, il la délaisse aussitôt et lui interdit de reprendre contact avec lui. Bien que Snouck avait exigé des autorités hollandaises que ses relations « conjugales » soient gardées secrètes, ces deux mariages de profit seraient plus tard exposés au grand jour par les médias hollandais.
En 1893, une partie des études et observations de l’orientaliste pour les autorités hollandaises sont publiées, d’autres restent classées top secret. Elles contenaient un nombre considérable de directives dans lesquelles Snouck explique comment les Pays-Bas devaient soumettre, acculturer et vaincre les musulmans indonésiens pour assurer leur présence coloniale. En 1906, Snouck retourne aux Pays-Bas où il se remarie officiellement avec une femme chrétienne en 1910.
PILIERS DE L’«ISLAM COLONIAL»
Les conseils coloniaux les plus importants prescrits par Snouck aux autorités hollandaises furent celles-ci :
— Selon Snouck, il fallait être impitoyable envers le panislamisme qui avait son QG à Istanbul et son centre spirituel à la Mecque. D’autre part, il fallait collaborer avec les élites soufies qui étaient en faveur de la continuation d’une Indonésie coloniale.
— Pour la première fois, et contrairement à la politique coloniale dans le reste du monde, Snouck demande que certains rites et coutumes musulmans soient respectés, mais exige d’en finir avec l’« islam politique » qui contenait « une idéologie qui refusait de se soumettre à l’autorité européenne ». Ce fut, selon lui, un moyen de séculariser l’islam (plutôt que de le détruire dans sa totalité) et de le rendre compatible avec la civilisation occidentale.
— Snouck plaidait pour un islam local (c.-à-d. un « islam d’Indonésie ») afin de permettre une gestion optimale des musulmans indonésiens. Il espérait ainsi éviter que ceux-ci aillent encore se plaindre auprès du Sultan ottoman du mauvais traitement des colons ou qu’ils demandent le soutien d’une autorité musulmane étrangère quelconque.
— Pour permettre aux musulmans « d’accéder à la modernité », Snouck proposa d’instaurer une politique d’assimilation culturelle qui fut issue de sa vision universaliste. Selon lui, l’acculturation fut non seulement un moyen d’asservir les musulmans culturellement, mais constituait aussi un outil de transition pour les convertir au christianisme. Pour Snouck l’acculturation fut bien plus efficace que l’évangélisme, souvent trop direct et rejeté brusquement par les musulmans.
— Pour Snouck Hurgronje il n’y avait dans l’islam rien de plus nocif pour la colonisation que sa facilité avec laquelle il réussit à gagner de nouveaux adeptes, son « caractère militant », l’attachement des musulmans à leur religion et leur réserve à l’égard des influences extérieures. La base du problème, selon Snouck, se trouvait dans « la conception de l’islam comme il fut défini en grande partie lors des trois premiers siècles après la mort du Prophète ». Bien que Snouck n’avait probablement jamais entendu parler du salafisme, il le combattait déjà avec grande ferveur.
— Snouck proposa une réforme de l’islam par la «modernisation» des lois islamiques de manière à ce que la religion soit strictement restreinte au spirituel sans aucune influence dans le domaine de la gouvernance. Seul le soufisme pouvait « libérer les musulmans de leur isolement spirituel et leur permettre d’embrasser la modernité ».
Les conseils de Snouck furent pris au sérieux par les Pays-Bas et déterminèrent la conduite de guerre durant « les années sanglantes » (1899-1909) où l’armée hollandaise massacra près de 60 000 Indonésiens.
RETOUR AUX PAYS-BAS
De retour aux Pays-Bas, Snouck Hurgronje reçut de nombreuses distinctions et fut décoré de deux Légions d’honneur (« Commandeur in de orde van de Nederlandse leeuw » et « Grootkruis in de orde van Oranje-Nassau »). Il fut considéré comme l’un des plus grands orientalistes de son époque et continua à conseiller les puissances européennes dans leurs guerres coloniales. En 1936, la France désigne Snouck Hurgronje comme conseiller honoraire pour sa politique coloniale au Maroc qui fut alors sous protectorat français. Snouck détermina en grandes lignes la politique française envers les musulmans du Maroc, une politique qui sera plus tard transplantée au sein de l’hexagone et dans laquelle les conseils de l’orientaliste hollandais seront appliqués dans la gestion des musulmans de France.
L’histoire de Snouck Hurgronje est indispensable pour comprendre comment la politique coloniale des puissances européennes envers les musulmans dans les anciennes colonies est devenue celle menée envers les minorités musulmanes en Europe…
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Voici le premier enregistrement sonore jamais fait à la Mecque (par Snouck Hurgronje) :
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