Malcolm X et Martin Luther King étaient incontestablement les militants afro-américains les plus emblématiques des années 1960. On en connaît beaucoup moins sur les porte-paroles du Black Panthers Party (BBP), l’organisation nationaliste des Noirs d’Amérique fondée en 1966. Selon les historiens contemporains, c’était pourtant l’organisation de la communauté afro-américaine la plus influente de l’époque.
Le groupe des Black Panthers était surtout redouté par le gouvernement américain, car il avait réussi à consolider des liens de coopération entre la lutte nationale pour la libération des Noirs aux USA et le mouvement mondial anti-impérialiste. Les dirigeants du parti établissaient des relations avec les peuples colonisés et étaient, entre autres, actifs en Algérie entre 1969 et 1972.
En juillet 1969, le directeur du FBI, John Edgar Hoover, déclare le BBP comme étant « la plus grande menace pour la sécurité interne des États-Unis ». Il met alors en œuvre un programme de contre-espionnage (nommé « Counter Intelligence Program » ou COINTELPRO) pour surveiller, infiltrer et même assassiner les membres des Black Panthers. Après avoir fait recours à du harcèlement policier et à de faux témoignages devant plusieurs juges, le FBI réussit à saper le leadership du mouvement qui, suite aux tensions internes, finit par s’effondrer en 1982.
Un des grands orateurs visés par le programme COINTELPRO était Stokely Carmichael (Trinité 1941 – Guinée 1998). Bien qu’il soit peu connu en Europe, il était l’un des leaders afro-américains les plus populaires et les plus controversés de la fin des années 1960.
L’HOMME LE PLUS SUSCEPTIBLE DE SUCCÉDER À MALCOLM X
À l’âge de 19 ans, Stokely était déjà un militant engagé du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Il participe au premier « Freedom Ride » (1961), une campagne dénonçant la ségrégation dans les transports et les restaurants. Après s’être assis dans la section réservée aux blancs dans un train et puis dans une cafétéria, il est arrêté par la police pour trouble à l’ordre public et finit en prison. Durant sa carrière d’activiste, Stokely sera arrêté plus d’une trentaine de fois par les forces de l’ordre.
En 1968, il rejoint le mouvement Black Power et devient le « Premier ministre honoraire » du Black Panther Party. En Afrique, durant la même année, il crée le « All-African People’s Revolutionary Party » avec lequel il souhaite créer les conditions économiques et politiques nécessaires à l’émergence d’une armée révolutionnaire panafricaine chargée de mener une « lutte militaire contre le sionisme, le néo-colonialisme, l’impérialisme et toutes les autres formes d’oppression et d’exploitation capitalistes ».
Selon John Edgar Hoover, Stokely Carmichael était « l’homme le plus susceptible de succéder à Malcolm X comme messie noir de l’Amérique ». Craignant pour sa vie, Carmichael fuit au Ghana en 1968 et puis s’installe, en 1969, en Guinée où il adopte le nouveau nom de Kwame Ture. C’est aussi là qu’il devient conseiller du président guinéen Ahmed Sékou Touré.
À l’instar de Malcolm X, Stokely était radicalement opposé à l’assimilation des Noirs américains, estimant qu’il s’agissait d’une insulte pour la culture et l’identité des Afro-Américains. Dans ses discours, Stokely prônait une prise de conscience et dénonçait la soumission culturelle qui se justifiait au nom de l’intégration. Aujourd’hui, les propos du léopard trinidadien reflètent avant tout la similitude frappante qui existe entre la cause des Afro-Américains des années 1960 et celle des musulmans européens année 2019…
LE POUVOIR DES MOTS
En 1899, le poème « Le Fardeau de l’Homme Blanc » [1]« The White Man’s Burden » est un poème qui traite de la Guerre américano-philippine (1899–1902) et qui invite les États-Unis à assumer le contrôle colonial des Philippines. Le poème … Continue reading devint le symbole de l’eurocentrisme (ou plutôt celui du racisme eurocentrique) justifiant la colonisation en tant que mission civilisatrice. La « pénible mission » traitée dans le poème consistait, dans une démarche entièrement « altruiste », à apporter la civilisation occidentale aux populations indigènes des colonies, décrite comme des « peuples sauvages, mi-démons et mi-enfants ». Cette vision coloniale de l’époque était alors « la vérité officielle » pour le monde entier.
Les temps changèrent et les colonies devinrent indépendantes, mais la vision des Occidentaux demeura coloniale. C’est ce qu’expliquait Stokely Carmichael en 1967 lors d’un discours au Congrès du « Dialectics of Liberation » à Londres. Après que des enregistrements de son discours aient été rendus publics par les organisateurs du congrès, Stokely est interdit d’entrée en Grande-Bretagne à vie.
Dans son discours considéré extrêmement « dangereux » par les États occidentaux, Stokely établissait un lien entre le colonialisme et le racisme au sein des sociétés occidentales :
Il faut avant tout comprendre l’importance des définitions… Ce sont ceux qui détiennent le pouvoir qui sont en droit de définir les choses. C’est la société occidentale des Blancs qui nomme et définit tout, et c’est pourquoi elle détient le pouvoir. La jeunesse occidentale blanche de ma génération (Carmichael avait alors 26 ans, NDT) est victime d’un racisme latent du fait qu’elle accepte le discours de l’Occident qui est fondé sur le mensonge, la destruction et la distorsion de l’Histoire. Le jeune blanc commence ses études avec une présomption de supériorité qu’il est incapable de cerner. [2]Stokely Carmichael, « Stokely Speaks: From Black Power to Pan-Africanism »
En inventant lui-même de nouvelles expressions, Stokely se livrait à de la contre-propagande. C’est à lui que l’on attribue aujourd’hui l’invention de l’expression du « racisme institutionnel » qu’il définissait comme l’incapacité collective d’une organisation quelconque à fournir un service approprié et professionnel aux personnes en raison de leur couleur, de leur culture ou de leur origine ethnique. [3]En France, on peut aujourd’hui parler d’islamophobie institutionnelle, car les sociétés refusent de fournir de l’emploi aux musulmans visibles (femmes voilées, barbus, etc.).
Stokely soulignait l’importance des terminologies employées dans le système éducatif de l’Amérique raciste. Selon lui, les manipulations terminologiques étaient également pratiquées par les médias de l’époque. Ensemble, l’enseignement et les médias américains produisaient, de façon tout à fait naturelle, des citoyens blancs qui s’estimaient supérieurs aux Noirs. Mais Stokely Carmichael déplora surtout que même les peuples opprimés à l’autre bout du monde soient tombés victimes de cette croisade linguistique :
Il faut que les peuples du Tiers-Monde cessent d’adopter les définitions qui leur ont été imposées par l’Occident… C’est ce que disait entre autres Albert Camus à la première page de “L’Homme révolté” : “C’est uniquement lorsqu’un esclave cesse d’accepter les définitions qui lui ont été imposées par son maître, qu’il commence à être actif et à établir une vie.”
L’ALIÉNATION SÉMANTIQUE
La présomption de supériorité enseignée dans les écoles américaines à l’époque de Carmichael existait déjà à l’ère coloniale où les orientalistes menaient une croisade terminologique visant à occidentaliser la culture des peuples indigènes. Cette manipulation des mots pour égarer les masses fut abordée par de nombreux érudits musulmans dont Bakr Abu Zeyd :
Les orientalistes ont mis en place une campagne bien organisée qui repose sur des fondements rigoureux. Ils ont ainsi provoqué des transformations dans les expressions islamiques et cela en les remplaçant par des expressions étrangères. Avec le temps, les acceptions islamiques ont petit à petit subi une aliénation sémantique jusqu’à ce qu’elles se soient entièrement effacées, ou presque. Ainsi, les sens étrangers pour décrire l’islam se sont ancrés dans le langage. Si le musulman désire retracer l’origine de ces expressions, il lui suffit de revenir à la culture occidentale qui a succédé (la nôtre). C’est de cette façon que l’Occident arrive à occidentaliser les musulmans. Voilà donc le moyen qui permet aux Occidentaux d’accaparer les pays des musulmans et leurs esprits. [4]Sheikh Bakr Abu Zeyd, « Mu’jam al-Manâhi al-Lafdhiya »
Les peuples colonisés ne se sont jamais rendu compte de cette agression sémantique qui a ébranlé leurs opinions, leurs convictions, voire même les fondements de leur foi. Après le retrait de leurs troupes, les puissances coloniales ont poursuivi leur propagande des mots pour discréditer la visibilité de toute pratique islamique.
En France, la communauté musulmane est quotidiennement confrontée à des attaques terminologiques et psychologiques qui ont lieu aussi bien dans les médias, le monde politique que l’éducation nationale. Comme la laïcité est inculquée d’une façon qui ne permet pas de cultiver le respect d’autres pratiques culturelles ou visions du monde, une tendance à marginaliser ceux qui ne partagent pas cette même conception laïque a surgi brusquement.
Aujourd’hui, les islamologues, les journalistes et les politiques adoptent audacieusement le terme « islamisme » pour dénigrer l’islam et les citoyens musulmans qui ont choisi de conserver une partie de leur identité musulmane. D’où l’importance du message de Stokely aux peuples colonisés il y a plus de cinquante ans. Nous devons cesser d’adopter les définitions qui nous ont été imposées par l’Occident…
Références
↑1 | « The White Man’s Burden » est un poème qui traite de la Guerre américano-philippine (1899–1902) et qui invite les États-Unis à assumer le contrôle colonial des Philippines. Le poème de Rudyard Kipling (Bombay 1865 – Londres 1936) fut publié le 10 février 1899 dans « The New York Sun ». |
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↑2 | Stokely Carmichael, « Stokely Speaks: From Black Power to Pan-Africanism » |
↑3 | En France, on peut aujourd’hui parler d’islamophobie institutionnelle, car les sociétés refusent de fournir de l’emploi aux musulmans visibles (femmes voilées, barbus, etc.). |
↑4 | Sheikh Bakr Abu Zeyd, « Mu’jam al-Manâhi al-Lafdhiya » |