Les peuples d’Afrique de l’Ouest ou de ce qui est aujourd’hui le Mali, le Sénégal, la Gambie, le Ghana, le Togo, le Niger, le Burkina Faso et le nord du Nigéria ont été alphabétisés lors de l’islamisation de la région. Sur un continent où les civilisations reposaient exclusivement sur la tradition orale et où il n’existait pas de système d’écriture, les musulmans étaient souvent les seules personnes lettrées.
L’apprentissage de la langue arabe a toujours été d’une importance capitale pour les musulmans. Non seulement reviennent-ils au Coran pour comprendre leur religion et examiner les questions juridiques, mais aussi pour structurer leur vie quotidienne et adopter un comportement et une identité qui leur est propre. « Nous l’avons fait descendre, un Coran en [langue] arabe, afin que vous raisonniez. » (Yousouf, 2)
Depuis son début, la religion musulmane a été fondée sur le savoir et la science. De nombreux versets coraniques et Hadiths prophétiques indiquent l’importance de l’enseignement et soulignent le mérite des gens de science. Le Messager ﷺ a même dit que l’apprentissage est une obligation pour tout musulman, qu’il soit homme ou femme. Voilà pourquoi il est tout à fait normal que les musulmans, durant leur histoire, aient pris soin d’étudier la langue arabe.
ENSEIGNER LE CORAN EN SECRET
L’alphabétisation qui s’est faite en Afrique de l’Ouest était un atout précieux et d’une importance particulière pour les esclaves musulmans expédiés vers le Nouveau Monde. Ils étaient des lecteurs assidus du Coran et beaucoup l’avaient mémorisé par cœur. Certains des premiers esclaves l’enseignaient même secrètement aux autres. La connaissance et la pratique de l’islam étaient ainsi des moyens de préserver leur identité. Une petite poignée d’esclaves musulmans avaient même réussi à conserver leur nom africain et continuaient à porter des vêtements islamiques. De nombreux récits d’esclaves décrivent comment ils refusaient d’abandonner leurs cinq prières quotidiennes en dépit des risques énormes.
En général, les propriétaires d’esclaves n’étaient nullement intéressés à leur culture et à leur croyance. Ils supposaient que tous les Africains adhéraient à une religion inférieure. Nier leur religion faisait partie de leur tentative de nier leur humanité. C’est pourquoi, lorsque les pratiques islamiques n’étaient pas réprimandées, les propriétaires d’esclaves avaient tendance à les ignorer. Ils étaient souvent si incultes qu’ils n’étaient même pas conscients que leurs esclaves étaient musulmans.
Les journaux intimes et les manuscrits d’esclaves musulmans qui ont été retrouvés indiquent qu’ils étaient souvent capables de parler, lire et écrire en deux langues. Maitrisant aussi bien l’arabe que l’adjami, ils étaient bien plus instruits que leurs maÎtres qui les considéraient comme des barbares. En effet, les peuples d’Afrique de l’Ouest ont appris à lire et à compter avec l’alphabet adjami. Aujourd’hui, 80 % des cinquante millions de locuteurs du haoussa [1]Le haoussa est une langue afro-asiatique parlée en Afrique de l’Ouest, au Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Niger, Nigéria, Soudan, Tchad, Togo et au Congo-Brazzaville. maitrisent l’écriture adjami. Mais qu’est-ce précisément cet alphabet et comment était-il perçu par le colonisateur ?
L’ALPHABET LATIN, UNE PREMIÈRE ÉTAPE VERS LA DOMINATION CULTURELLE
Lorsqu’une langue autre que l’arabe est écrite avec l’alphabet arabe, cette version (parfois légèrement modifiée) de l’alphabet arabe est appelée adjami. Aujourd’hui, il est considéré comme l’ensemble des alphabets dérivés de l’alphabet arabe, utilisés en Afrique et en Asie.
Avec la colonisation, l’arabe en tant que langue culturelle a été confiné dans la marginalité. Le colonisateur faisait tout pour imposer son alphabet à lui, l’alphabet latin. Il s’agissait en Afrique de l’Ouest de la première étape importante vers la domination culturelle de l’homme blanc dans les colonies. Comme partout ailleurs, la colonisation n’était pas seulement une affaire d’économie ou de politique, mais aussi de culture et de changements sociétaux forcés.
Afin de provoquer une rupture culturelle et religieuse, le colonisateur est venu imposer l’alphabet européen dans ces colonies. Selon eux, les textes adjamis étaient par définition subversifs et constituaient une menace pour l’administration coloniale sur place. C’est pourquoi ils organisaient de gigantesques autodafés de livres historiques, religieux et culturels.
Pour le colonisateur européen, il était inacceptable qu’un peuple sous leur domination soit lettré et encore moins qu’il possède ses propres livres de religion, de culture et d’histoire. D’où l’interdiction susmentionnée des livres en arabe et des textes adjamis.
Jennifer Franco, directrice de la « West African Research Association » à l’Université de Boston, a clarifié l’intensité du « rayonnement culturel » de la civilisation française : « Les Français faisaient tout pour supprimer les textes en adjami. Après qu’ils aient brûlé de nombreuses bibliothèques, les gens cachaient les livres derrière de faux murs et dans des caves ».
La même chose s’est produite dans les colonies britanniques d’Afrique de l’Ouest. Au Nigéria, le gouverneur général, Sir Frederick Logard, avait interdit l’alphabet adjami et ordonné que tous les livres en haoussa soient désormais imprimés en alphabet latin. Les nouveaux livres étaient nommés « boko » qui vient de « book », le terme anglais pour « livre ». Pour les indigènes, écrire en adjami était considéré comme un acte de résistance. L’un des groupes terroristes qui opèrent aujourd’hui dans la région est connu sous le nom haoussa de Boko Haram, une réaction extrême à la politique coloniale qui consiste à dire que les livres écrits en langue occidentale sont illicites ou haram.
LA MOMIFICATION DE LA CULTURE
L’histoire de l’alphabet adjami dissipe le mythe des Africains barbares et non civilisés vivant sur un continent obscur. Alors que l’islam a élevé le continent africain en y répandant les sciences, les colons ont fait exactement le contraire. Le comble est que leur destruction des peuples africains et de leur culture s’est faite au nom d’une mission civilisatrice.
En 1956, Frantz Fanon expliquait comment le colonialisme et le racisme étaient les deux faces d’une même pièce. Ensemble, ils ont conduit à la momification de la culture existante et à la dévalorisation de tous ses aspects :
Il nous faut chercher, au niveau de la culture, les conséquences de ce racisme. Le racisme, nous l’avons vu, n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble : celui de l’oppression systématisée d’un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime ? Ici des constantes sont retrouvées. On assiste à la destruction des valeurs culturelles, des modalités d’existence. Le langage, l’habillement, les techniques sont dévalorisés… [2]Frantz Fanon, « Racisme et Culture »
Pour que le processus de décolonisation prenne réellement forme, il faut que les musulmans valorisent à nouveau leur langue, leur identité et leur religion par une initiation aux valeurs islamiques.
Pour cela, gardons toujours à l’esprit ces esclaves musulmans qui, enlevés du continent africain, enseignaient le Coran en secret pour préserver ce qu’ils avaient de plus précieux. Bien qu’enchainés, ils étaient souvent plus libres que beaucoup de musulmans qui aujourd’hui sont tenus prisonniers par la jouissance temporaire de cette vie d’ici bas…[3]Sources: Sylviane A. Diouf, “Servants of Allah: African Muslims Enslaved in the Americas.” et Lucas Catherine & Kareem El Hidjaazi, “Jihad et Kolonialisme”
Références
↑1 | Le haoussa est une langue afro-asiatique parlée en Afrique de l’Ouest, au Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Niger, Nigéria, Soudan, Tchad, Togo et au Congo-Brazzaville. |
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↑2 | Frantz Fanon, « Racisme et Culture » |
↑3 | Sources: Sylviane A. Diouf, “Servants of Allah: African Muslims Enslaved in the Americas.” et Lucas Catherine & Kareem El Hidjaazi, “Jihad et Kolonialisme” |