L’étude des civilisations orientales, plus connue sous l’orientalisme, apparait pour la première fois en langue française en l’an 1799 et fut initialement considérée comme une science destinée à analyser les sociétés d’Orient. Très vite, l’étude devient un outil pour faciliter et justifier le colonialisme et propager l’impérialisme occidental.
L’Europe a dominé politiquement l’Asie et le Moyen-Orient durant si longtemps que même les recherches les plus objectives en apparence sur l’Orient n’ont pas été préservées de préjugés que la plupart des scientifiques occidentaux sont incapables de reconnaitre. Après que l’Occident ait conquis politiquement l’Orient, les orientalistes se sont approprié l’interprétation des langues orientales, de l’histoire et de la culture musulmane. Ils ont détaillé le passé historique des musulmans pour construire et façonner leurs identités modernes d’une perspective qui considère l’Europe comme étant la norme et dans laquelle l’Orient — « impénétrable » et « exotique » — s’est dévié[1]E.W. Said, « Orientalism ».
L’histoire européenne du régime colonial et de la domination politique sur les civilisations orientales qui en ont découlé, ne peuvent que déformer les recherches des orientalistes occidentaux les plus savants et compréhensifs envers la culture musulmane[2]Ibid. Les orientalistes — et aujourd’hui les islamologues — ont toujours été formés et façonnés par l’histoire et le passé de leurs sociétés, leurs expériences et leur conscience collective occidentales[3]Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 58-59..
Mahmoud Shâkir explique que le but des nombreux ouvrages orientalistes sur les différentes sciences islamiques était de « dépeindre la culture et la civilisation arabomusulmane de manière convaincante pour le lecteur européen » et cela en « adoptant un style qui fait croire que l’auteur a atteint beaucoup d’expérience, qu’il a étudié, qu’il maitrise la matière et qu’il a livré de grands efforts dans des études approfondies »[4] Ibid, p. 59., chose qui vaut également pour les islamologues de notre époque. C’est en séduisant leurs lecteurs par cette tromperie intellectuelle, nous explique Mahmoud Shâkir, que les orientalistes se sont mis à dénigrer la culture arabomusulmane:
« L’essence de cette image qui s’est éparpillée dans toutes les recherches (orientalistes) réside dans l’idée que ces Arabes musulmans sont, à l’origine, un peuple primitif qui n’a jamais possédé de science, un peuple affamé dans un désert desséché. Un homme parmi eux prétendit alors être un prophète envoyé par Dieu qui fabriqua une religion en se basant sur le judaïsme et le christianisme. Dû à une profonde ignorance, son peuple l’a cru et suivi. Ensuite, ces affamés n’ont pas tardé à ravager le monde avec leur religion en conquérant les terres avec l’épée… Peu après surgissent en leur sein une culture et une civilisation qui ont majoritairement été dépouillées des cultures et des civilisations précédentes… Le destin a ensuite voulu que les savants de cette communauté arabe fussent de non-Arabes et que ce soient eux qui aient donné à cette civilisation islamique tout son sens. »[5]Ibid, p. 59 -60.
Les représentations culturelles de l’Orient qui se trouvent à la base de l’orientalisme furent tellement propagées dans le monde qu’elles influencèrent même les pays musulmans[6]Après la colonisation, l’ignorance s’est propagée à tel point que les Arabes ont commencé à concevoir leur propre culture comme elle fut dépeinte par les orientalistes.. Les recherches orientalistes furent, et sont toujours inextricablement liées aux sociétés impérialistes qui ont produit l’orientalisme, ce qui rend le travail des orientalistes par nature politique, assujetti au pouvoir et donc intellectuellement suspect[7]E.W. Said, « Orientalism »..
Les orientalistes ont maintenu une distinction entre l’Occident qui est rationnel, développé, humain et supérieur et l’Orient qui est aberrant, sous-développé et inférieur. Une fois atteint le fond, on ne peut que trouver des puissances secondaires et des peuples subordonnés qui ont moins de mœurs et de droits[8]E.W. Said, « Orientalist discourse and future vision for West-Asian region »..
Aujourd’hui encore, les musulmans sont représentés comme des fournisseurs de pétrole ou de potentiels terroristes. Très peu est connu du côté humain, de l’identité et de la vie culturelle des musulmans et même ceux qui se veulent experts de l’islam ne sont souvent pas conscients de cet aspect humain que possèdent les musulmans. D’autre part, une série de caricatures brutes du monde musulman est systématiquement présentée de façon à rendre ce monde vulnérable aux agressions militaires[9]E.W. Said, « Islam Through Western Eyes ». (The Nation, 26/4/1980)..
De manière répétitive, les orientalistes ont présenté leurs analyses biaisées de sorte que l’opinion publique occidentale développe une conception invariable et fastidieuse du monde musulman. Les clichés des orientalistes français et britanniques où l’Arabe est dépeint comme l’altérité orientale se sont transformés en mythe largement colporté au cinéma hollywoodien et dans les médias dominants.
Les orientalistes ont réussi à perpétuer les stéréotypes dégradants du musulman qui, après avoir traversé plusieurs siècles, demeurent aussi tenaces. Même à notre époque où les États-Unis sont en train de dévaster, piller et acculturer le monde islamique, l’idée que les musulmans cherchent à dominer le monde avec une culture intégriste est omniprésente.
Edward Wâdie Said (1935 – 2003) fut un des rares chercheurs à avoir exposé le lien direct qui existe entre la culture occidentale et l’impérialisme. L’historien palestinien fut un des premiers dans le monde anglo-saxon à défier les hypothèses incontestées de l’hégémonie occidentale. Or, Said s’est largement inspiré sur les ouvrages de savants musulmans tels qu’al-Jabarti et Mahmoud Shâkir, qui furent les premiers à clarifier le racisme culturel des colons français et le rôle des orientalistes dans l’occupation brutale de l’Égypte.
La collaboration entre les orientalistes et les colons est admirablement clarifiée par l’historien érudit Mahmoud Shâkir qui explique que, par leur corrélation étroite, ils formaient une puissance unique et inséparable lors de la colonisation française en Égypte:
« Le colonialisme, l’orientalisme et l’évangélisation coopèrent, se soutiennent et se fortifient mutuellement. Les trois entités forment un corps unique, car ce sont des frères germains. Ils ont un père, une mère et une religion en commun. Ils partagent les mêmes objectifs et adoptent les mêmes méthodologies… Mon attention se dirige ici vers l’orientalisme en raison de sa corrélation intime avec la corruption de nos mœurs et notre vie sociétale et parce que le colonialisme et l’évangélisation ont toujours eu un besoin immense de l’orientalisme. C’est un besoin qui, jusqu’à ce jour, n’a cessé d’exister et dont ils ne peuvent se passer. En effet, ils ne peuvent se passer, ne serait-ce qu’un instant, des conseils, consignes et remarques des orientalistes. Une fois de plus, n’oublie jamais, tant que tu sois en vie, qu’il s’agit de trois frères germains issus d’un père et d’une mère uniques. Ne sépare donc jamais ces trois entités. »[10]Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 49-50.
Après une succession de victoires écrasantes remportées sur le continent européen, Napoléon prête l’oreille aux augures des orientalistes qu’il consulte pour obtenir les directives requises pour occuper un pays musulman[11]Ibid, p. 89.. La branche orientaliste devint l’œil du colonialisme avec lequel il observe, sa main avec laquelle il tâte et assaillit, ses jambes avec lesquelles il avance et pénètre les terres musulmanes[12]Ibid, p. 87. L’orientalisme s’enracina dans les tripes de Napoléon et de son expédition coloniale. Avec des orientalistes qui remplissaient la fonction d’agents des services secrets coloniaux[13]De longues années avant l’invasion française, les orientalistes français se sont installés au Caire en se faisant passer pour des étudiants musulmans qui aimaient les sciences islamiques. … Continue reading, Napoléon possédait, avant même de souiller le sol égyptien, les renseignements les plus détaillés sur le pays et ses citoyens.
Bonaparte savait exactement quels savants joindre à son Divan[14]Mahmoud Shâkir relate que ce sont les orientalistes qui ont aidé Napoléon à employer les méthodes d’amadouement. Après l’instauration du Diwan, Napoléon promit à ses membres de faire … Continue reading et lesquels éliminer, voire décapiter, afin d’étouffer l’esprit de la résistance. Le peuple égyptien devait être asservi et acculturé afin de vivre à la française dans un « nouveau Caire » qui se battit sur les décombres du « Caire ancien » de façon à ce qu’il ne puisse plus jamais sortir de son humiliation misérable[15]Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 102.. Le soutien fourni par des orientalistes à l’invasion coloniale fut d’une telle ampleur que les historiens égyptiens les décrivirent comme « les soldats du christianisme occidental qui se sont sacrifiés pour ‘le plus grand Jihad’ »[16]Ibid, p. 48.. Ils devaient achever une des missions principales des colons qui était d’enterrer le réveil islamique en Égypte à l’intérieur de son foyer[17]Ibid, p. 99.. Selon Mahmoud Shâkir, c’est à partir d’ici que la guerre coloniale armée se transforma en guerre idéologique :
« Le réveil des cinq grand courageux[18]Les cinq rénovateurs auxquels fait allusion Mahmoud Shâkir sont: ‘Abdel-Qâdir Ibn ‘Omar ‘al-Baghdadi’ en Iraq et en Égypte (1620-1683), Hassan Ibn Ibrâhîm ‘al-Jabarti al-Kabîr’, … Continue reading fut enterré vivant. Ce fut une victoire éclatante pour l’orientalisme remportée par la ruse et la malignité. Avec leur regard perçant, les orientalistes ont obtenu une victoire en exploitant l’insouciance largement présente dans le pays islamique de l’Égypte ainsi que l’ignorance liée aux affaires et à la gestion du pays qui fut confiée aux dirigeants. L’orientalisme a établi une nouvelle construction aux fondations solides sur la tombe du réveil (islamique), une construction qu’il continue à protéger, superviser, solidifier et élever. L’orientalisme a ainsi pu assurer la suprématie et la domination du christianisme occidental et lui a offert sa capacité d’assujettir le monde musulman à ses ambitions sans cliquetis d’armes et sans confrontation entre les deux cultures… »[19] Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 146.
Cette guerre idéologique initiée par les orientalistes est aujourd’hui poursuivie par leurs successeurs : les islamologues…
Lisez la suite dans l’Ebook « L’acculturation des Musulmans de France – La Dernière Conquête Coloniale »
L’acculturation des Musulma… by Kareem El Hidjaazi
Références
↑1 | E.W. Said, « Orientalism » |
---|---|
↑2 | Ibid |
↑3 | Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 58-59. |
↑4 | Ibid, p. 59. |
↑5 | Ibid, p. 59 -60. |
↑6 | Après la colonisation, l’ignorance s’est propagée à tel point que les Arabes ont commencé à concevoir leur propre culture comme elle fut dépeinte par les orientalistes. |
↑7 | E.W. Said, « Orientalism ». |
↑8 | E.W. Said, « Orientalist discourse and future vision for West-Asian region ». |
↑9 | E.W. Said, « Islam Through Western Eyes ». (The Nation, 26/4/1980). |
↑10 | Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 49-50. |
↑11 | Ibid, p. 89. |
↑12 | Ibid, p. 87 |
↑13 | De longues années avant l’invasion française, les orientalistes français se sont installés au Caire en se faisant passer pour des étudiants musulmans qui aimaient les sciences islamiques. Certains s’inscrivent dans l’université d’al-Azhar, d’autres assistèrent même aux cours de Sheikh al-Jabarti. (Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 48). |
↑14 | Mahmoud Shâkir relate que ce sont les orientalistes qui ont aidé Napoléon à employer les méthodes d’amadouement. Après l’instauration du Diwan, Napoléon promit à ses membres de faire construire une mosquée en son nom et de défendre l’islam. |
↑15 | Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 102. |
↑16 | Ibid, p. 48. |
↑17 | Ibid, p. 99. |
↑18 | Les cinq rénovateurs auxquels fait allusion Mahmoud Shâkir sont: ‘Abdel-Qâdir Ibn ‘Omar ‘al-Baghdadi’ en Iraq et en Égypte (1620-1683), Hassan Ibn Ibrâhîm ‘al-Jabarti al-Kabîr’, père de al-Jabarti l’historien en Égypte (1698-1774), Mohammed Ibn Abdel Wahhab al-Tamîmi dans la péninsule arabique (1703-1792), Mohammed Ibn Abdel-Razzâq al-Huseyni ‘al-Murtada al-Zabîdi’ en Inde et en Égypte (1772-1790) et Mohammed Ibn ‘Ali al-Khawlâni al-Zaydi ‘al-Shawkani’ au Yémen (1760-1834). (« Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 82). |
↑19 | Mahmoud Shâkir, « Risâla Fi al-Tarîq ila Thaqâfatina », p. 146. |